Ma vie me semblait tout à fait normale. Je m’accommodais d’un quotidien banal, entre une mère dépressive, un père décédé, un géniteur en vadrouille, une marraine interdite, des grands-parents d’un égoïsme à faire vomir.
Heureusement, un musicien aimant et aimé illuminait mon univers. Mes cours aux Beaux-arts atténuaient le reste avec bonheur. Je me laissais porter.
En un été, dans un village niché au fond d’une vallée cévenole, mon ordinaire allait être bouleversé et ma vie radicalement transformée. Je n’imaginais pas l’insolite permis, l’inédit possible. L’incroyable m’était promis et je l’ignorais.
Une énigmatique ridule, au coin de l’œil d’un portrait de femme vu dans une galerie de peinture, suffit. Un simple regard par-dessus une épaule.
Presque rien… Un petit détail de rien… Et pourtant… !
* 1 *
À la mi-temps des années quatre-vingt j’ai rencontré Benoît, mon prince. Les ordinateurs individuels, les téléphones portables, Internet, balbutiaient dans le cerveau de certains initiés. Nous, nous étions des gens insouciants de ce qui allait bientôt changer notre société bien-pensante et réviser nos modes de vie… Certes, la gauche gouvernait. Les irréductibles bourgeois de droite pantouflaient tranquillement à la maison, paradaient toujours dans les salons des beaux quartiers, alors qu’ils s’étaient crus promis au goulag. Leur fortune fructifiait dans un quelconque et discret paradis fiscal. La nationalisation des commerçants restait une élucubration saugrenue. L’uniforme bleu de chauffe, avec casquette assortie, annoncé avant les élections par des conservateurs affolés, restait de simples dessins satiriques dans une certaine presse. Les bigotes pouvaient continuer à confesser leurs péchés de gourmandise, leurs curés avaient évité la crucifixion soi-disant promise par le collectivisme. « Le grand soir » restait une utopie, ou un rêve, c’est selon. Le journal satirique paraissant le mercredi se déchaînait sans scrupule avec autant d’irrespectueuse liberté… Finalement le monde ronronnait sa routine, Mireille roucoulait ses ritournelles, tonton veillait sur nous. Coluche avait encore un peu de temps et mettait la dernièrement main aux restos du cœur. Goldman chauffait les enfoirés. Le mur de la honte restait inexorablement debout. Les relations Est Ouest persistaient dans leur frilosité… En cachette, la Chine s’éveillait… Ailleurs, la famine faisait son œuvre, des enfants mourraient. Le poids des mots, le choc des photos… Bonne conscience de ceux possédant tout et même plus, condescendance vertueuse à une aumône pour un sac de riz… Une broutille.
Normal… Tout était normal…
La comédie humaine, impassible, vivait sa vie. Les histoires d’amour alimentaient les gazettes populaires.
La nôtre naquit dans la discrétion.
Nous nous sommes « fréquentés », comme on dit dans les milieux bien-pensants, pendant deux bonnes années. Nous passions de plus en plus de temps ensemble, chez lui ou chez moi, finalement nous avons fait notre petit nid dans un sympathique trois pièces, avec terrasse. Ma mère, Françoise Delon, l’avait fait libérer à notre intention. D’un commun accord nous avons évité de passer par la case mairie. Mes grands-parents maternels en furent courroucés, de toute façon nous n’avions pas sollicité leur accord. L’orage d’insultes passé, le cyclone d’injures effacé, je suis restée ferme sur mes positions. Être déshéritée était bien le cadet de mes soucis. La promesse d’enfer ne m’effleura même pas. Le mot excommunication est absent de mon vocabulaire. Être catalogué de traînée sans vergogne, irrespectueuse envers sa famille, me passa largement au-dessus de la tête. Je n’avais rien à faire de ce grand-père despote assorti d’une épouse soumise, serpillière tellement pressurée qu’il n’y avait plus rien à en titrer. Elle était sèche de tout sentiment pour qui que ce soit. A-t-elle connu, à un moment de sa vie, le sens du mot émotion ? J’en doute.
Nous vivions ensemble Ben et moi depuis une année déjà, lorsque maman décida brusquement de partir passer plusieurs mois aux États-Unis. Un soir de juin, j’étais passée lui faire un petit coucou, elle me dit son intention d’aller chez ses amis américains. Depuis un mois je la sentais tendue, triste. Elle semblait absente lorsque nous étions ensemble. J’avais du mal à comprendre le sens de son mal-être, elle refusait de répondre à mes questions. Je n’étais plus à la maison pour veiller sur elle et cela m’inquiétait beaucoup.
À chacune de mes tentatives pour l’aider dans cette nouvelle dépression elle me gratifiait d’un : « ce n’est pas grave, ça va passer ». Cela ne me rassurait pas davantage.
Mon départ de la maison en était-il la cause ? Maman me répondait par la négative, je n’en étais pas, pour autant, convaincue. L’absence d’un compagnon, ou seulement d’un amant commençait à lui peser ? Elle restait évasive, essayait de me faire croire que ce n’était plus sa préoccupation depuis bien longtemps. Je n’en étais pas plus rassurée. À quarante-cinq ans, ne pas avoir envie d’être une femme me paraissait absurde. L’avait-elle été un jour ? Je l’espère. Nous ne parlions jamais de ces « choses-là ». Sa réserve et ma timidité, ne favorisaient pas l’échange.
Depuis longtemps j’ai compris comment aborder ses phases de déprime, il est préférable de ne pas insister avec mes questions. Je dois l’accompagner, rester présente par de fréquentes visites, l’inciter à sortir, la convaincre de venir marcher le long de la plage à Villeneuve-lès-Maguelone, où nous avons un petit appartement de vacances, face à la plage.
Une nouvelle fois, je m’efforçais de ne pas la dorloter, de la stimuler, mais j’étais inquiète, cette crise me paraissait plus violente que les autres. À plusieurs reprises, je l’ai trouvée attablée devant un bol de café, dans sa cuisine. Pas lavée, en robe de chambre à trois heures de l’après-midi, les cheveux en bataille, les yeux rougis de larmes qui ne voulaient plus sortir, incapable du moindre geste. Enfermée dans une demi-obscurité. J’avais beau m’insurger de ce laisser-aller, rien n’y faisait.
Nous avons hérité de mon père, Georges Delon, et de ses parents, des biens immobiliers, ils nous procurent des rentrées suffisamment confortables. Ma mère pourrait se passer de travailler. Cette aisance me permet de poursuivre tranquillement mes études aux beaux-arts. Mon grand-père maternel, Armand Fabre, ne voit pas tout cela d’un bon œil. Lorsque les questions d’argent viennent dans la conversation, il se met en colère. Le plus souvent il se charge lui-même d’aborder le sujet… C’est un pervers, il a besoin de vivre dans les conflits. Quand il n’y en a pas, il les provoque.
‑ Moi, j’ai travaillé dur toute ma vie pour gagner ce que j’ai, personne ne m’a laissé d’héritage.
À chaque occasion, c’est la même jalousie qui ressort. Et il me fusille du regard.
Ma mère a gardé le magasin de prêt-à-porter que son père lui a ouvert. Cela lui permet simplement de s’occuper, d’avoir un statut social, et surtout de ne pas alimenter les agaçantes récriminations paternelles. C’est, pour elle, la boutique de la paix. Elle a volontairement choisi comme enseigne : « Rue de la paix ». Sa vendeuse principale, Judith, une amie de longue date, lui sert de paravent. Elle est très compétente, la clientèle est fidèle. Maman vient, de temps en temps, pour donner l’illusion qu’elle est la patronne. Son père est rassuré et la laisse en paix, sa fille tient son rang dans la société… Son honneur est sauf, les gens doivent penser du bien de lui… Mascarade…
Vers la mi-juin, de cette année 1985, elle prit donc l’avion pour un voyage de deux mois.
Elle n’avait jamais fait mystère de sa vie aux États-Unis, de son séjour en université, éloignement forcé par la volonté d’un père autoritaire. Ce despote détestait les relations que sa fille entretenait avec des personnes inacceptables, selon lui. Il y mit fin. Elle m’avait parlé de ce voyage de noces qu’elle y fit, des amis restaient fidèles. Après sa mort, elle m’expliqua que Georges, dont je portais le nom, n’était pas celui qui m’avait donné la vie. Je compris que mon père biologique devait se trouver quelque part dans un eldorado quelconque, à la recherche d’un hypothétique filon de « j’ne sais pas trop quoi », de l’autre côté de l’atlantique. Maman était enceinte au retour de son voyage de noces. Ce sont les seules informations que je reçus, le reste fut dissimulé sous un épais voile de silences, de questions éludées d’un revers de main, une perle de larmes au coin des yeux, un regard détourné, un murmure incompréhensible.
J’avais huit ans lorsqu’elle me confia ce secret. Elle ne voulut pas me donner d’indications sur l’identité de cet homme mystérieux. Avait-elle voulu me préserver… ? Je ne sais pas. Je compris, en tout cas, qu’il ne fallait pas en parler… Mon père biologique devait avoir ses raisons ! Alors, je me suis inventé un aventurier, un chercheur d’or. Il ne me vint pas à l’idée d’en faire un riche homme d’affaire ou un artiste de cinéma. Mes fantasmes restèrent simples. Il me suffisait de l’imaginer grand et beau, sauvage certainement, libre en tout cas, créatif et supérieurement intelligent. Cela va de soit… Il fallait bien que je me rassure !
Quand elle me parla de sa brusque décision d’aller passer quelque temps chez ses amis John et Julia, je fus apaisée. Lui, Professeur de psychologie du comportement dans une importante université, donne souvent des conférences un peu partout dans le monde. Nous nous sommes rencontrés une ou deux fois, lors de leurs passages en Europe. Ils sont venus à la maison, nous leur avions fait visiter la région. Elle, très engagée dans des activités associatives d’aide aux personnes en difficultés, accueille, notamment, des femmes battues. Ce couple d’amis allait être d’un bon soutien pour ma mère, ils allaient l’aider dans cette nouvelle dépression. Je l’espérais vivement.
Je l’avoue, égoïstement je me suis dit qu’enfin elle allait me chercher ce père tant espéré. J’ai imaginé qu’elle en avait peut-être assez de cette solitude. Le besoin de retrouver cet ancien amoureux se faisait peut-être plus pressant. Lorsque j’évoquai cette éventualité avec Ben, il me répondit simplement : « Pourquoi pas ? ».
Mes questions sont restées en suspens, je n’ai pas insisté, pour moi, le sujet est tabou. Une première fois j’avais été déçue. Après le décès de Georges, elle était allée soigner une de ses éternelles déprimes chez ses amis américains. J’avais cru qu’elle allait chercher celui qui m’avait donné la vie et dont elle venait de me révéler l’existence. Il n’en fut rien, elle revint bredouille.
Le jour prévu, j’accompagnai Maman à l’aéroport. Lorsque nous nous sommes embrassées, j’ai simplement pensé très fort dans ma tête : « Ramène-le-moi… ! Ramène-le-moi, ce papa secret, ce bel inconnu… ! C’est aventurier du rien du tout, ce chercheur d’inutile… ! ».
Quelques jours plus tard, Louis Philibert, notre professeur de peinture, m’aborda à la sortie du cours.
‑ Depuis la semaine dernière il y a une exposition à Nîmes qui, je pense, devrait vous intéresser, il y a une similitude dans ces toiles avec ce que je sais de vous. J’aimerais bien connaître votre sentiment sur ce peintre français d’origine espagnole. Il s’appelle Niño Diaz, voici son catalogue.
Poliment, j’ai jeté un regard furtif sur le document en papier glacé qu’il venait de me tendre, je n’ai pas prêté attention au titre et à la toile représentée en couverture, pourtant elle tenait toute la page.
Simplement, en souriant, j’ai remercié mon professeur. J’ignorais si j’allais donner suite à sa proposition.
Je suis partie rejoindre Ben et son groupe. Ils étaient en répétition dans l’ancien atelier de réparation automobile, loué à l’oncle de l’un des musiciens du groupe, derrière la caserne.
Je les ai trouvés en pleine discussion. Benoît leur expliquait calmement ce qu’il voulait.
‑ Ted, au début je voudrais entendre pleurer la clarinette, tu dois tenir la note, en monter l’intensité, comme si tu avais un potentiomètre qui te permette de monter le son. Tu es seul. Tu es le cri de douleur de l’homme qui se retrouve seul, sa copine vient de le plaquer… Tu as bien dû vivre ça un jour ?
‑ Oui, c’est arrivé, mais ce ne fut pas un drame.
‑ Imagine. Cherche. Si tu veux faire trembler légèrement le son, fais-le… Tu comptes vingt mesures et là, c’est la trompette qui entre en jeu. Toi Serge, tu es la joie de la vie, tu rassures, tu amuses, tu es le contrepoint et le trombone marque le tempo.
Vous êtes déjà le rythme, le soutien de la batterie doit être en douceur. Ted tu continues encore un moment tes trémolos de souffrance, comme si tu ne voulais rien entendre des propositions des autres. Tu tiens cet état d’esprit jusqu’au moment où guitare et piano nous entrons en scène. Et là, c’est la folie, la cavalcade, je veux que ça virevolte comme un étalon lâché dans un pré. Toi, le violon, tu es la petite fée Clochette, tu saupoudres de l’un à l’autre des poussières d’étoiles d’amour, par petites touches subtiles.
N’oubliez pas, ce morceau raconte l’histoire d’un homme largué, il souffre et ses copains cherchent à le tirer de sa mélancolie pour le ramener dans le tourbillon de la vie illuminée d’amour. Nous ne sommes pas là pour mettre des notes de musiques les unes après les autres, nous avons à raconter une histoire, une tranche de vie faite d’émotions contradictoires et pourtant complémentaires… Alors mettez-y vos tripes.
Le poing serré, il s’en donna un petit coup sur le ventre.
Benoît s’est retourné, m’a souri, je me suis approchée, je l’ai embrassé.
J’aime, lorsqu’il explique ses intentions de cette façon… C’est fort. En l’écoutant j’ai l’impression d’entendre la musique… Quand ses yeux s’animent de cette fougue particulière dans ces moments de création, je le trouve encore plus beau… ! Je l’aime mon troubadour.
Après avoir déposé mes affaires de cours, salué les musiciens et leurs compagnes les uns après les autres, je suis ressortie. Je devais aller faire le plein de victuailles, il leur fallait des réserves pour la soirée, elle allait être longue. Leur concert approchait, et ils ne se sentaient pas encore parfaitement réglés.
Manon, la femme de Ted m’accompagna.
‑ C’est fou cette façon qu’il a d’expliquer sa musique ! Me dit-elle, lorsque nous fûmes dans la voiture. Je suis chaque fois émerveillée.
‑ Moi aussi, lui dis-je en riant, ce doit être ça le génie… !
‑ Oui… Savoir raconter une histoire avec de simples notes de musiques, c’est magique… Ted admire Ben depuis leur première rencontre, il adore travailler avec lui.
‑ C’est réciproque. Benoît aime beaucoup ton mari, pas simplement en tant que musicien, il apprécie aussi en lui l’homme généreux. Tu as de la chance.
‑ Je sais… Tu n’as pas à te plaindre non plus !
‑ Non, pas du tout…
Nous avons ri ensemble.
Manon est une petite brunette d’agréable compagnie. J’ai passé mon enfance seule, sans copines. Ce doit être la raison de mon handicap social, il m’est très difficile de créer des relations amicales. J’ai des connaissances, des camarades de classe, mais pas d’amis ou d’amies. Je sens qu’avec la femme de Ted nous pourrions nous lier d’une amitié riche et profonde, mais je n’ose pas aller plus avant. En fait, je ne sais pas comment faire. Nous en avons parlé avec Ben, il m’a conseillé de ne rien brusquer, de laisser s’installer ce qui doit être. L’amitié ne se décrète pas… Elle est… Il suffit de la laisser s’installer et grandir, à son rythme.
Nous sommes revenues, chargées de packs de bières, de bouteilles d’eau minérale, de baguettes de pains, de tout le nécessaire pour confectionner des sandwichs nourrissants. En entrant, j’ai trouvé Ben en train de feuilleter le catalogue donné par mon prof.
‑ Tu vas aller voir cette expo ? Me demanda-t-il… Ça m’a l’air sympa !
‑ Je ne sais pas.
‑ En voyant ces photos, je retrouve un peu ton propre style.
‑ Tu rigoles ! Lui, c’est un pro, moi je ne suis qu’étudiante.
‑ D’accord, mais il y a de ça… Tu devrais aller voir…
‑ Je ne sais pas encore… Peut-être !
‑ Tu manges avec nous ?
Il me tendit le catalogue.
‑ Non, je rentre… Tu es content de ce que vous faites, ça avance ?
‑ Oui, il y a encore du boulot, mais nous serons au point, je suis confiant pour le concert.
J’ai mis mes bras autour de son cou.
‑ Moi aussi, je suis confiante, mon amour, je sais que vous êtes les meilleurs.
‑ Flatteuse…
Je l’ai embrassé, il m’a caressé la joue du revers de la main, de ce geste particulier qui me fait craquer à chaque fois, et il le sait le monstre. Il me suffit de chercher son regard pour savoir que ce n’est pas machinal. C’est un coquin tendre et sensuel.
J’allai faire la bise aux uns et aux autres. Les filles tartinaient un beurre, déjà ramolli par la chaleur ambiante, sur les baguettes encore craquantes, roulaient les tranches de jambon cru ou cuit, étalaient du pâté de campagne, coupaient des tomates. Les garçons, quant à eux, débouchaient les bouteilles, ouvraient des paquets de chips, certains savouraient une cigarette. L’ambiance habituelle des soirées de répétitions qui se finissent au petit matin.
Arrivée à la maison, je me suis laissé glisser dans un fauteuil et j’ai enfin pris le temps de regarder ce fameux catalogue. Ce fut un choc. Le titre, déjà, m’accrocha : « Un regard par-dessus l’épaule ». La photo du tableau qui illustrait cette première page me glaça, je fus hypnotisée par les yeux de cette fille. Que voulaient-ils dire ?
La toile était d’un fond bleu nuit, presque noir sur les bords, plus clair au centre. Le visage était décalé vers la gauche, c’était celui d’une jeune fille, de dos, tournant la tête par-dessus son épaule et fixant, ou plutôt cherchant quelque chose. Ses yeux lumineux laissaient apparaître une douceur mélancolique, un mélange étonnant de bonheur et d’infinie tristesse. Je suis restée un moment rivé à cette photo, « Qu’est-ce que ce regard cherche à dire ? » me suis-je demandé. J’en fus presque agacée de ne pas comprendre. J’ai poursuivi ma lecture du catalogue. Les autres photos des toiles ne m’attirèrent pas de la même façon. Pour autant, elles ne me laissèrent pas indifférente. Le texte de présentation rédigé par l’artiste m’interpella. Il expliquait que pour lui une exposition se devait de rester vivante et pour cette raison, de temps en temps, il modifiait l’agencement des toiles et des dessins. Moi qui croyais qu’un artiste ne touchait pas à l’ordre des toiles exposées !
J’eus soudain envie d’aller me rendre compte sur place. Pour la première fois de ma vie, bravant ma timidité maladive, je pris la résolution d’aller seule, sans maman, Benoît ou une copine, voir une exposition de peinture… Folie. Aventure. Désir inconscient…
Tard dans la nuit je sentis Benoît se poser furtivement contre moi sur le lit. Il faisait tellement chaud que le drap avait valsé par terre. J’ai posé ma main sur son torse, à demi réveillée. La bouche pâteuse d’un sommeil déjà bien avancé pour moi, je lui ai balbutié mon intention d’aller, dès le lendemain, voir cette exposition.
Il a dû m’embrasser, acquiescer peut-être, je ne sais plus. Je m’étais rendormie, sereine.
Une soirée ordinaire entre étudiants. Je bavardais avec un petit groupe lorsque je me sentis observée, j’ai tourné la tête, à la recherche de l’intrus qui osait poser son regard sur moi. J’étais prête à le remettre à sa place. Il était accoudé à un buffet, à l’autre bout de la pièce, me souriait, calme, détendu. Blond, frisé, les yeux bleus, vêtus simplement d’un jean blanc, d’une chemise en coton de la même couleur aux manches retournées, il semblait presque irréel, une sorte d’ange descendu de nulle part. Je me suis même demandé, si je ne rêvais pas, s’il n’allait pas s’évaporer, se fondre dans le mur, me laisser seule avec une illusion ? J’ai tourné la tête pour essayer de le fuir, il était dans le miroir, au-dessus d’une commode. Mon propre reflet me semblait ridicule et lui dans mon dos, toujours souriant, continuait à me fixer, là-bas, de l’autre côté de ce fichu miroir. Il prit une coupe de champagne sur le plateau posé près de lui, me la tendit à travers la pièce, comme une invitation. Ce n’était pas dans mes habitudes de répondre à ce genre d’avance. En d’autres temps, je me serais détournée en haussant les épaules. Pourtant, poussée par je-ne-sais-quoi, j’ai quitté le groupe dont je n’entendais même plus la conversation. En principe c’est lui qui aurait dû s’approcher. Eh bien non, bousculant les usages, comme attirée par un aimant, je suis allée vers lui. La musique, les bavardages des uns et des autres, le bruit de mes pas sur le parquet… Mes oreilles ne recevaient plus aucune information. J’eus l’impression d’être portée, de ne pas toucher le sol. Je me sentais sur un nuage, dans l’illusion d’un monde fictif.
‑ Bonsoir Estelle !
Sa voix était agréable, douce, un rien câline, mais pas mielleuse. « Et en plus il connaît mon prénom ! », ai-je pensé. C’est vraiment un magicien, il sait tout.
‑ Vous… Vous savez comment je m’appelle ? J’eus l’impression de bafouiller un peu.
‑ Je me suis permis de le demander à l’amie avec laquelle vous êtes arrivée. Il me tendit la coupe qu’il tenait à la main.
‑ Merci, heu… ! Merci qui ? Ai-je demandé d’un ton que je voulus légèrement enjoué.
‑ Je m’appelle Benoît mais tout le monde dit Ben.
‑ Alors à ta santé… Benoît !
J’ai dit cela dans un murmure, sans le vouloir. Je n’ai même pas reconnu ma voix en prononçant ce prénom, déjà je le trouvais beau. Il s’est penché vers moi respectueusement. « Qu’est-ce qui m’arrive ? » Ai-je pensé. J’avais du mal à rester sur mes jambes, tant elles étaient molles.
‑ Je savais qu’un jour je rencontrerai une compagne pour ma vie, et bien voilà, c’est fait… Je t’ai reconnue…
Il avait l’air ému. Je le sentis en tout cas sincère.
Un grand frisson m’envahit, me laissant croire que j’allais tomber.
Jamais je n’avais imaginé qu’un homme puisse me faire une déclaration d’amour aussi belle. Étais-je, moi aussi, « en amour » ? Une douce émotion m’envahissait délicatement, je me suis laissé submerger. Ce que je ressentais me semblait insolite, irréel. C’était nouveau, différent de tout ce que j’avais pu vivre dans d’autres rencontres avec des hommes. En tout cas c’était merveilleux, bien qu’un peu inquiétant, tout de même… Il ne me connaissait pas, il ignorait tout de moi et déjà il me disait des choses fortes.
‑ Je ne sais pas quoi dire ! Ai-je balbutié. Je me sentis bête.
‑ Ne dis rien, ajouta-t-il en souriant… À notre santé !
Il était calme, rassurant et vint choquer son verre sur le mien. Douceur délicate du geste. Timide, empruntée, j’ai posé ma main sur son bras, j’étais confiante. Ma familiarité me surprit.
‑ À ce moment… !
J’ai soulevé un sourcil, balbutié ces mots venus de loin, sans prévenir, comme un murmure, une caresse. Nos verres étaient collés l’un à l’autre, dans une douce étreinte, celle que nous n’osions pas nous autoriser.
‑ Oui, c’est cela… À ce moment, dit-il.
Son sourire s’accompagnait d’un délicieux pli au coin de ses yeux. Je fondais.
Du col de sa coupe il frôle le ventre de la mienne, je la tiens par le pied, comme on me l’a appris, afin d’éviter de réchauffer le vin. Il fait le tour de mon verre, descend, remonte, caressant. Ses doigts viennent frôler les miens. La partie bombée de nos verres en fait autant, délicatement, furtivement, comme s’ils n’osaient pas. Je ferme les yeux, souffle court, me mordillant les lèvres. Je laisse l’éternité de l’instant m’envahir, me submerger. Je fonds encore un peu plus. Je tremble. Mes jambes ont du mal à soutenir mon trouble. Ce ne sont pas les bulles du vin qui me secouent à ce point ! Je n’ai rien bu.
Le geste a été lent, délicatesse sensuelle. J’avais connu l’envie, je viens de rencontrer le désir. Il m’est tombé dessus sans crier gare. « Où suis-je ? » Mes doigts se crispent sur son bras, se relâchent, se desserrent, caressent, frôlent. Je m’accroche.
Par petites gorgées, nous avons pris le temps de savourer notre champagne, en nous regardant dans les yeux. J’avais une envie folle de ne plus décompter le temps, je le souhaitais figé. Nous étions seuls dans notre bulle, avec nos bulles de ce vin bien frappé, j’étais frappée en plein cœur, et cela me suffisait pleinement. Nous avons bavardé toute la soirée, enfin quoi, nous ne nous sommes pas quittés, tout simplement. Je ne sais même pas si nous avons dansé. Il me semble… Si, mais alors que les slows… Occasions trop belles d’être dans ses bras, d’espérer et savourer le délicieux contact de ses mains sur mon dos nu. Il sut rester délicat… Moi, je bouillais d’envie.
Il m’a raccompagnée chez moi. Et là, dans sa vieille 4 L héritée d’un grand-père viticulteur du côté de Clermont-l’Hérault… Non, il ne m’a rien proposé qui puisse être irrespectueux. De toute façon la banquette arrière de ce genre de voiture n’a rien de bien confortable, avec sa barre métallique en plein milieu. Il y a mieux pour la gaudriole… Il a pris ma main, en a écarté les doigts, a déposé dans la paume un baiser léger, d’une infinie tendresse. Pudique raffinement. Il referma mes doigts. D’un doux murmure dans le creux de mon oreille il dit simplement :
‑ Pour ta nuit, enfin, pour ce qu’il en reste.
Il était cinq heures du matin… Je n’avais pas sommeil, Montpellier s’éveillait. Je ne savais plus du tout où j’en étais. Pourquoi étais-je en train de me laisser embarquer dans une histoire bizarre… ? Oui, pourquoi… ? Et puis tant pis… Je verrai bien… ! J’ai posé ma tête sur son épaule. « S’il m’embrasse je ne dis pas non », me suis-je dit… Je me suis même ajouté dans mon petit moi profond : « Il peut me demander ce qu’il veut, je dirai oui à tout… ». Eh bien non, il ne m’a rien demandé, ce baiser je l’ai attendu une longue semaine. Pourtant nous nous sommes vus tous les jours, il venait me chercher à la sortie des cours, me raccompagnait jusque devant ma porte. Le premier jour j’en fus surprise, le deuxième j’ai espéré, le troisième je l’attendais, le quatrième, dès le lever, je savais qu’il serait là le soir. Il vint à midi, manger avec moi au restaurant universitaire. J’en fus ravie. Devant l’entrée, nous avons pris la file d’attente en nous donnant la main. Cette cohue bruyante nous offrit l’opportunité de nous serrer l’un contre l’autre. Nous ne nous en sommes pas privés. Je marchais, ou plutôt, je piétinais devant lui. Il passa ses bras autour de ma taille, j’ai mélangé mes doigts aux siens. J’ai posé ma tête sur son torse chaud. De temps en temps, il me déposait un baiser dans le cou, je ronronnais, les yeux fermés, savourant chaque seconde. Sans échanger un seul mot nous nous sommes laissé porter par la foule jusqu’à la préposée de l’entrée, nous lui avons tendu notre carte, elle la poinçonna sans nous voir, automate appointé à pointer. Dans un coin de la salle une place nous attendait, nous y avons déposé nos plateaux, chargés de cette nourriture de cantine estudiantine qui n’a rien de gastronomique, loin s’en faut. Quand on a vingt ans on se nourrit d’autre chose… Heureusement… ! J’ai chipoté du bout des lèvres, une entrée sans goût, un plat chaud-froid, une crème insipide, une portion de fromage en plâtre, j’ai laissé le pain, il était de la veille. L’eau de la carafe était tiédasse.
‑ C’est gentil d’être venu manger avec moi !
‑ J’avais envie de te voir.
Banalités, futilités, mais quel bonheur.
Nous avons bavardé. J’ai bu ses paroles, je me suis enivrée de l’éclat de ses yeux, rassasiée de tendresse. Je l’ai laissé prendre son bus. Je suis retournée en cours. Je n’ai rien entendu, pris aucune note… Ailleurs, j’étais ailleurs. Je ne sais pas du tout où se trouvait cet ailleurs… C’était bon… ! Tout simplement.
Mes quatre grands parents étaient des grenouilles de bénitiers, ma mère n’avait pas voulu de cette hypocrisie pour mon éducation, je ne savais donc rien du Bon Dieu et de tout ce qui va autour. J’aurais accepté de recevoir un peu de spirituel, sans les salamalecs.
Je me suis mise à penser que le Dieu de l’Amour existait dans cet ailleurs mystérieux.
« Je suis citoyenne du grand Ailleurs, ce pays de nulle part et de partout, dont la seule et unique loi se résume au seul mot Amour », me suis-je dit. Je m’ignorais capable d’une telle envolée lyrique. Découverte d’une nouvelle moi.
À chacune de nos rencontres, nous nous faisions furtivement la bise, pas plus. Moi je m’arrangeais, à chaque fois, pour que mes lèvres soient près de sa bouche, espérant qu’il oserait enfin un baiser… ! Mais non, rien, la bise, simplement la bise. Nous parlions de choses et d’autres, de nos études respectives. Ce devait être un grand timide, seulement je ne voulais pas avoir l’initiative, je craignais d’être prise pour une dévergondée. Certes, moi aussi j’étais timide, et farouchement pudique, même. Ce n’était pas le premier garçon avec lequel je sortais, j’avais déjà eu des aventures, je n’étais plus une oie blanche. Eh bien, avec lui c’était tout neuf, c’était différent, merveilleux, et j’avais peur. Peur, parce que, pour la première fois, je me sentais vraiment amoureuse. Pour la première fois, oui, vraiment… !
Après une soirée au cinéma il me raccompagna. Au moment de nous dire « À demain ! », il se pencha. Au lieu de me faire la bise il me murmura dans l’oreille ces mots magiques : « Je maintiens et confirme ma déclaration du premier jour, je persiste et je signe, c’est bien toi ». J’ai littéralement fondu dans ses bras, il a posé ses lèvres sur les miennes et là, je me suis sentie transpercée. Une onde de choc me transporta, me transmuta même, dans ce pays Ailleurs qui n’est qu’Amour. Je me demande encore si je n’ai pas perdu un peu connaissance. En tout cas, je sais que je ne savais plus, où j’étais, qui j’étais… S’il faisait jour ou s’il faisait nuit, si nous étions sur terre ou sur une autre planète, s’il pleuvait, s’il y avait du vent, mais je savais que je vivais un moment inoubliable… J’étais dans mon ailleurs si merveilleusement mystérieux, ça, je le savais, et je le sais toujours. Il est impossible d’oublier des moments pareils.
‑ Je suis étudiant en musique, m’avait-il dit.
‑ Je suis étudiante en peinture, avais-je répondu.
Nous nous étions présentés l’un à l’autre par ces banalités, dès le soir de notre rencontre, entre les bulles d’un champagne ordinaire. Pour nous, il eut plus de valeur que tous les meilleurs millésimes.
Nous fûmes étudiants en amour pendant deux mois avant de soutenir ensemble notre thèse. Les examinateurs nous gratifièrent, sans la moindre hésitation, de la mention « excellence avec félicitations du jury ». Nous étions les seuls jurés, dans ce studio du bord de mer, sur la plage de Villeneuve-lès-Maguelone. J’en avais demandé les clés à maman, elle me les avait confiées, sans être dupe de mes intentions. Je lui avais parlé de cet ange venu de je ne sais quel ailleurs que tout le monde appelait Ben. Moi, dans notre intimité amoureuse, je préférais murmurer : « Benoît ». Ben n’est qu’un claquement sec, une invective, une sommation. Benoît est gouleyant, sensuel. Si on prend le temps de le laisser couler entre ses lèvres, la finale vous oblige à ouvrir la bouche, dans l’attente d’un baiser. Les murs du studio résonnent encore de ce prénom magique, je l’ai lâché cette nuit-là, sur tous les tons, sans retenue.
Un concerto pour musique de chambre, d’amour.
La lune fut notre seul témoin. Le bruit des vagues, se mourant sur le sable, accompagna nos découvertes, nos fous rires, nos petites agaceries. Le va-et-vient de la mer, roulant sans cesse ses galets, rythma nos étreintes. Une première lame, fulgurante, nous souleva, nous emporta, nous transporta, d’autres suivirent, nous ne nous en lassâmes pas, bien au contraire.
Nous nous connûmes, nous reconnûmes, nous reconnûmes encore, et encore… Et encore… Et en… co… ore…
Nous avons confirmé, persisté, signé.
Il était moi, j’étais lui… Nous étions tout, nous étions nous. Nous étions bien « nous », un seul et même « nous ».
Au petit matin, sur la rambarde du balcon, une mouette criarde, insolente, vint nous annoncer le lever du soleil. Elle aurait pu attendre. Nous n’étions pas pressés, nous nous sommes octroyés le temps de vérifier que nous n’avions pas rêvé.
Tout était vrai. Ensemble nous avons ri et chanté sous la douche. Nous nous sommes mutuellement savonnés et rincés. Je l’ai laissé faire, il en fit de même. D’une grande serviette il m’enveloppa, me sécha. J’en fis autant.
Dans la douce fraîcheur de ce matin d’octobre, alors que les serveurs préparaient leurs terrasses, nous nous installâmes pour un petit-déjeuner, croissants chauds, pain beurre confiture, thé fumant. Nos doigts refusaient de se quitter, sous la table, nos pieds, nos genoux, continuaient leurs conversations. Nos yeux ne se lassaient pas de se susurrer « je t’aime ».
Nous venions de naître ensemble au prélude de notre histoire.
Ce fameux jour, où j’avais décidé d’aller voir cette exposition de peinture à Nîmes, je n’eus aucune difficulté à me lever, me préparer, prendre un copieux petit-déjeuner. J’ai eu envie de me faire belle… Je le fis. Je me sentais particulièrement légère.
Une bise dans les cheveux de Benoît encore endormi en travers du lit, descente au parking en sifflotant. Je m’installe tranquillement, démarre la voiture et me retrouve enfin dans ce bouchon, inévitable en ce début de matinée pour sortir de la ville. Et là, je me surprends à chantonner, guillerette, tout émoustillée d’aller visiter cette galerie. Cet état me semble nouveau. « C’est complètement surnaturel », me suis-je dit. J’allais seule vers l’inconnu, sans avoir demandé à quiconque de m’accompagner, et je ne me sentais même pas stressée. D’ordinaire, j’aurais pu être en train de me mordiller les doigts, de me ronger les ongles, de tapoter sur mon volant mon agacement, de râler sans retenue après mes voisins de bouchon. Je suis de nature anxieuse, à me poser mille questions avant de faire quoi que ce soit. Est-ce que je vais trouver la galerie, aurai-je une place pour me garer ? Est-ce que l’exposition va me plaire ? Est-ce qu’il va y avoir beaucoup de monde ? Est-ce que… Est-ce que ? Voilà, ce que d’ordinaire je m’invente comme misères anxiogènes.
Là, extraordinairement, incompréhensiblement, inconditionnellement, j’étais calme, mystérieusement calme… Oui, et c’était bon, c’était complètement nouveau, et fantastiquement agréable, j’étais dans le monde superlatif d’une sérénité extrême.
Étrange sensation.
Aucun problème n’a perturbé mon voyage, je ne me suis même pas rendu compte du temps passé. Une place se libéra devant moi, je pus me garer facilement.
Sans la moindre hésitation je suis entrée, j’ai traversé la galerie et je me suis figée devant le tableau « Un regard par-dessus l’épaule », là-bas, sur le mur du fond. Je n’ai rien vu en passant, ni à droite, ni à gauche. Y avait-il d’autres personnes, d’autres tableaux, des gravures, des sculptures ? Je l’ignore.
Une main invisible venait de me pousser jusque-là. J’étais pétrifiée, incapable du moindre geste. Sur la photo du catalogue je n’avais rien vu. Là, tout me sautait aux yeux, le jeu d’ombre et de lumière, le contraste entre le fond bleu nuit et ce visage lumineux, seulement les sourcils, les yeux et le nez. Une capeline noire dissimule le front. Un foulard blanc masque la bouche et le bas du visage. Seul reste ce regard. Uniquement ce regard. Surtout ce regard, avec cette ridule au coin de l’œil.
Cette fille me fixe, comme si elle voulait me faire passer un message, m’informer de quelque chose, me faire partager un secret. Je suis subjuguée par cette brillance au coin de la paupière. Simple suggestion, mélange délicat, subtil, énigmatique. Légère pointe de tristesse retenue. Soupçon de révolte résignée. Petite touche délicate d’un bonheur enfoui. Ces yeux, cette expression, ce foulard noué, ce regard, je connais, je connais, mais qui est-ce ? Et si c’était un miroir qui me reflète, en m’affublant d’accessoires venus d’une autre époque ? Je ne sais plus où j’en suis. Est-ce du présent ? Est-ce un passé qui remonte du temps ? Est-ce une éternité venue d’ailleurs me dire une vérité ? Mais quelle vérité, et pourquoi ? Pourquoi à moi ? Est-ce une adolescente ? Non, une femme. Jeune ? Quel âge ? Dix-huit, vingt, vingt-deux ? Pas beaucoup plus en tout cas.
Si je suis venue à Nîmes sans me laisser envahir par la moindre question, ce doit être pour m’obliger à toutes me les poser maintenant ! C’est un torrent d’interrogations de toutes sortes qui me bouscule, me chahute, me bouleverse, me malaxe. Je suis prise de vertiges, je suis dans un vertige… Je suis un vertige… Je ne sais pas vers où je vais… Mes jambes, en coton, me soutiennent difficilement, je tressaille…
‑ Vous désirez un renseignement ?
J’ai sursauté. Sans bouger, j’ai simplement tourné la tête par-dessus mon épaule, pour voir, dans mon dos, l’homme qui venait calmement de me poser cette question. J’étais toujours figée, incapable de faire un autre geste. Il me regardait, je l’ai senti troublé, en tout cas moi je l’étais encore plus.
‑ Je… Je ne sais pas ! J’ai bafouillé. Je me suis ressaisie et finalement retournée.
Il m’a tendu la main en souriant.
‑ Bonjour, je suis Niño Diaz.
‑ Bonjour, je suis Estelle Delon.
Ma réponse fut machinale. Je me sentis intimidée d’être face à l’artiste, je ne m’y attendais pas. Glacée, j’étais glacée de la tête aux pieds
‑ Ouf… ! Quel honneur ! Je ne m’attendais pas à rencontrer l’auteur de toutes ces merveilles, en personne !
Je commençais à reprendre mes esprits face à cet homme à la quarantaine bien sonnée. Ni trop grand, ni trop petit, ni gros, ni maigre, presque ordinaire, sans marques ostentatoires manifestant sa qualité d’artiste. Simple, discret, presque banal, ce genre de personne qu’on ne remarque pas dans la foule. Pourtant je ressentis une présence chaleureuse, une force étonnante dans ce regard lumineux posait respectueusement sur moi. J’en fus rassurée.
Après tout, cette rencontre inattendue me plaisait. J’ai souri. Je n’ai rien trouvé de mieux pour sortir de mon étonnement.
‑ Voulez-vous que nous bavardions un moment ? Je peux vous proposer un café, ou autre chose ? Me dit-il.
Il était délicat dans ses gestes, courtois dans sa façon de me parler.
‑ Oui, je veux bien, j’ai mille questions à vous poser, mais c’est un peu confus dans ma tête.
Nous sortîmes et nous installâmes à la terrasse du café voisin, juste contre la porte de la galerie, cette position stratégique lui permettait de jeter un coup d’œil à l’intérieur, si nécessaire. Il n’y avait personne à l’intérieur, j’étais la seule visiteuse.
Il accompagna mon fauteuil par le dossier pendant que je m’asseyais. La Classe. Ce n’était pas chose courante dans mon entourage. J’ai remercié, agréablement touchée et troublée par ce geste délicat.
‑ Qu’est-ce qui me vaut l’honneur de cette rencontre ? Me demanda-t-il, en souriant.
Nous étions confortablement installés. Nous avions commandé deux cafés.
- Hier, mon professeur de peinture m’a donné votre catalogue en me disant que cela devrait m’intéresser.
‑ Vous êtes aux beaux-arts ?
‑ Oui, dans la classe de Monsieur Philibert.
‑ Louis Philibert ?
‑ C’est ça… Vous le connaissez ?
‑ Nous avons fait nos premières armes ensemble à Paris. C’est un ami… Nous nous rencontrons souvent, nous avons su préserver de bonnes relations. C’est certainement un excellent technicien et un très bon pédagogue. Il aurait pu faire une grande carrière, il lui a juste manqué un brin de folie.
‑ Que voulez-vous dire ?
‑ La réalité, la simple réalité. Pour s’exposer dans des galeries il faut être un peu fou, vouloir vivre de sa peinture relève d’une forme d’inconscience enrobée d’une bonne dose d’absurdité.
‑ Alors vous l’êtes ?
Je m’étonnais moi-même de l’insouciante légèreté de mes questions.
‑ Fou… ? Oui, je le suis complètement, depuis vingt-huit ans. Il m’arrive de me dire que je suis dingue depuis toujours, à moins que ce ne soit une tare héréditaire, allez savoir ?
Son regard sembla se perdre dans le lointain, furtive échappée. Il se ressaisit, essaya de se distraire d’un éclat de rire. Redevint sérieux.
‑ Puis-je vous demander pourquoi vous êtes venue voir mon exposition ?
- Je suis venue parce que Monsieur Philibert me l’a proposé. Finalement je me dis que je pourrais, peut-être, faire un devoir de présentation de votre travail pour ma classe ?
- Oui ! Ce doit être une bonne idée…
Il me dévisageait, mon audace semblait l’amuser. Je devins rouge de confusion.
‑ Euh… ! Non, je suis confuse, n’en tenez pas compte… J’ai dit ça sans réfléchir, cette idée m’est venue toute seule, je n’y avais pas pensé en venant… Je vous prie de m’excuser, je crois que je suis un peu culottée.
Je l’ai gratifié d’un sourire pour mieux masquer ma timidité, et me faire pardonner mon impudence. Je ne savais plus où me mettre. Je bafouillais. Mais qu’est-ce qui m’a pris ? Qu’est-ce qui m’arrive ? Jamais je n’ai été impolie à ce point. Ce que je viens d’inventer est complètement dingue !
Il me regardait, amusé.
‑ C’est très bien, au contraire. Vous venez de me montrer que, vous aussi, vous savez être folle… C’est parfait, ne changez rien surtout, ne changez rien !
‑ Ah bon !
J’ai éclaté d’un rire un peu nerveux, je ne m’attendais pas à cette réaction qui me sembla toutefois un peu surprenante.
‑ Un artiste est un subtil mélange, un peu comme un parfum délicat. Il faut un bon tiers de technicité, un autre tiers de savoir-faire, un gros tiers d’intuition et enfin, un grand tiers de folie.
Il énonça la fin de sa phrase en rigolant, avec emphase il écarta ses bras, donnant plus d’ampleur à sa plaisanterie. J’ai éclaté de rire avec lui.
‑ Mais avec quatre tiers, ça déborde ?
‑ Vous avez tout compris. C’est fou, parce que cela ne peut pas rester dans les limites de ce qui semble être convenu et donc, et donc ? Il me dévisageait, me laissant avec sa question que je ne comprenais pas. Il gardait sa main tendue vers moi attendant ma réponse.
‑ Je ne sais pas.
‑ Et donc du convenable…
Il prit un air doctoral, précieux, en tout cas moqueur. Voyez-vous, jeune fille, l’académisme n’a de sens qui si nous le dépassons, si nous osons en sortir, si nous acceptons qu’il soit le préalable à autre chose. Nous avons trop tendance à en faire une vérité intangible, un dogme. Seulement voilà, il y a un problème.
‑ Lequel ?
Il redevint sérieux
‑ La vérité est la portion d’un tout dont le reste est à découvrir. L’académisme, la technique, le savoir-faire, ne sont que les parties d’un tout, et uniquement les parties d’un tout. Elles ne sont pas le tout. Il faut savoir oser aller chercher le reste, le détail du reste. Louis n’a pas su oser. Ce n’est pas un reproche que je lui fais. Il devait rester à ce stade-là, pour vous enseigner tout ce qu’il sait, et il maîtrise parfaitement bien son savoir. Dans ce domaine c’est un virtuose.
‑ Il a aussi l’art de nous le transmettre, c’est un professeur généreux.
‑ C’est son originalité, incontestablement. Il est bien à sa place… Je me demande si sa folie à lui ne serait pas dans l’art de sa pédagogie, finalement… ? Il doit falloir être complètement fêlé, pour affronter une bande de quinze apprentis en irréalisme.
Nous avons éclaté de rire ensemble. Je me sentais détendue, insouciante au fait que je conversais avec un maître.
Il me déroutait un peu. Il avait la manie de passer du sérieux à la dérision avec une rapidité déconcertante. Sa courtoisie, la douceur du ton avec lequel il m’expliquait tout cela, me fascinait, je me laissais prendre à son jeu avec de plus en plus de délectation. Il jouait, c’était évident.
‑ Bien ! Qu’elle est la première des milles questions pour votre exposé… Je ne sais pas si vous l’avez compris mais nous sommes déjà en train de travailler à votre exposé.
‑ Heu ! Oui… Vous me prenez au dépourvu… Si, j’en ai une, dis-je après un petit temps d’hésitation… En fait, je crois que je suis venue pour vous poser cette question.
‑ Allons-y… Je vous écoute.
- Dans votre plaquette vous expliquez votre besoin de changer l’agencement de vos toiles lors d’une exposition, pour quelle raison ?
‑ C’est une très bonne question… L’idée sous-jacente est simple. Chaque toile, gravure, dessin, gouache, ou autre, raconte une histoire, disons une historiette. L’ensemble de la présentation est une grande aventure faite de petits bouts juxtaposés, ordonnés d’une certaine façon, selon mon humeur, et celle du galeriste le jour de l’accrochage. Lui et moi nous avons évolué, le public change, il peut revenir, accompagné d’amis différents, ou seul. Si je laisse le même ordonnancement je vais, inévitablement, obliger le visiteur à suivre un fil conducteur imposé, enfin plus ou moins. Je ne change pas les œuvres exposées, je modifie ma narration.
‑ C’est faisable ?
‑ Bien sûr. Rien ne s’oppose à cette fantaisie. C’est même stipulé dans mon contrat, je tiens à cette liberté.
‑ Comment vous est venue cette idée ?
‑ Un jour, à Londres, je me suis ennuyé en faisant le tour d’une manifestation à laquelle je participais avec plusieurs artistes. Nous étions une vingtaine, venant de différents horizons. Le conservateur du musée nous avait imposé un plan, après huit jours d’exposition cet ordonnancement figé m’exaspéra. Me vint alors une intuition, tous ensemble nous avions quelque chose à dire, isolés chacun dans notre petit coin nous n’avions plus aucun sens. Nous étions sans valeur. Il avait octroyé à chacun d’entre nous un espace bien précis, une sorte d’alcôve depuis laquelle il était impossible d’entrevoir ce qui se passait dans celle d’à côté. Nous avions, individuellement, un territoire bien délimité, nous étions confinés derrière nos cloisonnements imposés. J’ai eu envie de tout reprendre et de partir avec mes toiles.
‑ Vous l’avez fait ?
‑ Non, je ne l’ai pas fait par égard pour mes collègues. J’ai tourné pendant deux jours, d’une pièce à l’autre, je ne trouvais pas le pourquoi de mon désarroi. Agacé, j’ai pensé que d’aller prendre l’air un moment me ferait le plus grand bien. Dans le hall d’entrée j’ai croisé la file d’attente au guichet. Les gens se saluaient, s’interpellaient, bavardaient, riaient, s’amusaient. Je suis retourné dans le musée, j’ai fait le tour au pas de charge. J’avais enfin compris. Alors, l’idée m’est venue, en voyant l’ensemble de ces toiles, que tous, nous pourrions raconter une histoire extraordinaire. Il suffisait de mélanger nos œuvres en une forme de désordre harmonieux, évocateur d’une petite partie de vérité. L’harmonie de l’Univers est faite du brassage de nos différences. C’est ce que venait de me rappeler cette file d’attente bigarrée, métissée d’hommes et de femmes de toutes origines, comme seule Londres peut nous le proposer. Vouloir nous enfermer, chacun, dans notre tout petit coin d’espace, c’est courir à la perte de nous-mêmes et du tout que nous formons. L’Univers est une myriade de petits territoires reliés entre eux par d’invisibles liens. Ces liens nous unissent et nous permettent d’aller vers notre devenir, cet hypothétique ailleurs que certains appellent le bonheur, ou le paradis, ou encore l’eldorado. La liberté a besoin d’espace, elle ne s’épanouit pas dans le cloisonnement.
Nous sommes unis vers, en deux mots. Voilà pourquoi il me semble illusoire et complètement absurde de vouloir, envers et contre tout, préserver nos petits territoires, nos petits avantages acquis de pacotilles. Les barrières, les clôtures, les murs, les frontières, nous séparent et détruisent l’harmonie du tout. Ce sont autant de dogmes immuables brandis à la face du monde pour justifier des inquisitions ou des dictatures de toutes sortes… Nous en crevons.
L’amour est le moteur de la vie. Vous êtes d’accord ?
‑ Bien sûr !
‑ Oui mais voilà, l’amour est une folie que nous enfermons dans des principes, la peur est la folie que nous utilisons pour mieux nous protéger de l’amour. Ce qui explique tous nos despotismes furtifs ou affichés. La vie ne se quantifie pas, elle est. L’amour ne se mesure pas, ne se décrète pas, ne se justifie pas, il est… Et c’est tout ce qu’il doit être…
J’étais clouée à mon siège. Il était véhément, mais pas du tout agressif. Je sentis une force de conviction phénoménale, sans ostentation. Il disait simplement ce qu’il pensait. Je bus ses paroles avec bonheur, à aucun moment je ne sentis chez lui une envie de m’imposer quoi que ce soit. Il m’offrait déjà son savoir. Je compris cela bien plus tard.
‑ Je n’avais jamais pensé à l’Univers avec cette connotation…
Il y eut un éclair de tendresse dans son sourire, furtivement. Il devait me trouver un peu nunuche… Il a continué, sans donner l’impression d’avoir été interrompu par ma réflexion.
‑ Dans la nuit, avec certains de mes collègues présents nous avons tout bougé. Toiles, sculptures, dessins, gravures, tout a été mélangé. Les cloisons mobiles ont valsé. Nous avons transformé l’horizontalité. Des œuvres étaient posées à même le sol, d’autres à hauteurs des yeux, d’autres encore franchement en hauteur. Dans les jours qui ont suivi il a fallu canaliser la foule. Les critiques dans les journaux furent élogieuses. Seuls certains grincheux nous ont boudés. À partir de ce jour-là, je me suis mis à tout mélanger dans mes propres expositions, pour ne plus rien avoir de statique.
Tout n’est que mouvement et doit le rester. Nous sommes en vie parce que nous respirons, la vie est une respiration, un va-et-vient, un rythme entre le tout et le rien, du zéro à l’infini… La création est l’annonce du temps de la vie. Une toile doit vivre, plusieurs toiles ensembles doivent vivre, une exposition doit être l’expression de la vie, si elle est figée elle est froide, sans saveur, insipide, elle perd toute inspiration.
‑ Ouah ! Vous m’avez déjà fait tout mon exposé ! C’est génial !
‑ Ce qui est génial, c’est que vous avez eu l’idée de me poser cette question.
‑ Ah bon !
‑ Oui, personne ne me l’avait posée avant vous. Tous les critiques les plus influents ont écrit des tonnes d’articles à mon sujet et à propos de ma peinture, dans tous les pays où j’ai exposé. Aucun d’eux n’a eu l’idée d’y porter attention et de m’interpeller sur cette particularité. Je ne m’en cache pas, c’est écrit dans toutes mes plaquettes. Ce n’est donc un secret pour personne. En clair vous êtes la première personne à oser m’interroger sur ce point, depuis huit ans que je pratique de la sorte.
J’étais médusée, mais cela ne m’empêcha pas d’éclater de rire.
‑ Cela vous amuse ?
‑ Oui, cela m’amuse. Il y a huit ans, j’ai décidé de faire les beaux-arts, j’ai eu envie de devenir peintre. C’est amusant, cette coïncidence !
‑ Oui, ce n’est certainement qu’une coïncidence… Qu’est-ce qui vous a incité à faire ce choix des beaux-arts ? Si je peux me permettre ?
‑ Je n’en sais rien du tout. Personne dans ma famille n’a eu de vocation artistique affichée ou refoulée. Tout mon entourage a été surpris de mon désir. Mon grand-père a hurlé comme à son habitude, ma mère en a ri. Elle a ri et elle a pleuré, même. Ce rire excessif était nerveux. J’ai cru qu’elle était fâchée par mon idée. Elle m’a rassurée : « Fais ce que tu as envie de faire, ma chérie, fais-toi plaisir, c’est ce qui compte le plus ».
‑ Oui, c’est ce qui compte le plus. Dit-il simplement sans me regarder…
Un court silence, puis il a ajouté…
‑ C’est amusant ce que vous venez de dire ! Vous aviez quel âge, quand vous avez pris cette décision ?
‑ Dix-sept ans… ! Pourquoi ?
Il eut un sourire amusé et me fixa droit dans les yeux.
‑ J’avais, moi aussi, dix-sept ans, quand j’ai décidé d’être peintre et de tout faire pour qu’un jour je sois reconnu dans le monde entier.
‑ Et, vous y êtes arrivé à être reconnu ?
‑ Puis-je dire oui… ? Je préfère dire non. Je ne pense pas que je sois arrivé à mon objectif… Il manque toujours un petit bout au tout que nous cherchons, une quête n’est jamais finie, elle est à faire.
Il me fixait en souriant, goguenard, le coude posé sur le bras du fauteuil, le menton appuyé dans sa main, l’index tapotant sa joue, un sourcil relevé, une légère grimace au coin des lèvres marquant son interrogation…
Nous avons bu notre café, froid d’avoir patienté.
‑ Vous êtes mariée, Estelle ?
Je fus un peu surprise par cette question, elle ne me semblait pas appropriée, surtout après ce bel échange que nous venions d’avoir.
‑ Je vis avec quelqu’un, oui. Il est musicien et j’adore ce qu’il fait. Encore un métier qui n’est pas dans la lignée familiale. Mon grand-père n’est pas très favorable à mon style de vie, mais je m’en moque.
‑ Vous avez encore vos grands-parents ?
‑ Mes grands-parents maternels sont toujours là, ceux du côté de mon père, non. Ils sont partis tous les deux après leur fils, en seulement une année, quand j’étais enfant.
‑ Cela a dû être une dure épreuve.
‑ Pas vraiment, je ne me suis jamais entendue avec aucun de mes grands-parents. Ils ont tous eu l’idée saugrenue de me modeler à leur façon. Ils sont tombés sur un os, je ne suis pas de soumission facile. Quelque fois, je me dis que j’ai dû avoir un ancêtre révolutionnaire, quelqu’un qui refusait toute allégeance aveugle à l’ordre établi, mais il doit y avoir très longtemps, il a dû se perdre dans la nuit des temps.
‑ Un artiste est un révolté, c’est souvent la raison de son brin de folie, c’est aussi ce qui le rend créatif. La création est, en soi, une révolution, depuis l’origine des temps. Même la première création est une folie. Je me demande si là-haut, sur son nuage, le grand barbu sait où il va, avec cet Univers qu’il nous a concocté. Je le soupçonne de malice.
Il me dévisageait toujours, j’eus un instant l’impression qu’il regardait au-delà de moi, il se ressaisit, se repositionna dans son fauteuil en soupirant.
‑ Vous m’avez demandé de faire un exposé sur mon travail, et j’en suis flatté. Je voudrais bien accepter mais, avant, j’aimerais rencontrer votre compagnon. Je voudrais éviter toute ambiguïté.
‑ Benoît me laisse mener mes études comme je l’entends, il n’interfère pas dans mes choix.
Je me sentais un peu agacée qu’il puisse mêler mon compagnon à mes choix de travail, mais j’avais aussi envie qu’ils fassent connaissance. L’idée que Ben ait l’opportunité de voir cette fameuse toile me réjouissait.
‑ C’est bien ainsi, mais je souhaiterais le rencontrer tout de même. Pouvez-vous venir déjeuner avec moi, tous les deux, demain, ici ?
‑ Oui, je pense.
‑ Très bien. Alors disons à demain. Voici ma carte avec mon numéro de téléphone, vous pouvez m’appeler quand vous voulez, s’il y a un contre temps. Vous pouvez aussi m’appeler à la galerie.
Il s’est levé. En me saluant il ajouta simplement :
‑ Je pense que vous allez faire le meilleur exposé de la classe et cela fera certainement plaisir à Louis. Vous le saluerez de ma part.
‑ Dès que je le vois, c’est promis… À demain.
‑ Une dernière question, si vous le permettez ?
‑ Oui ?
‑ Pour quelle raison vous a-t-il donné mon catalogue et parlé de cette exposition ?
‑ Je l’ignore. Il pense qu’il y a une similitude entre ma façon de peindre et votre travail. Mon style serait proche du vôtre… ! Pour ma part, j’en doute.
‑ Il a toujours eu une indéniable habileté pour déceler la qualité, je lui fais confiance sur ce point. J’aimerais pouvoir le vérifier par moi-même en voyant vos toiles, si vous le voulez bien ?
‑ Oh, non… ! Vous n’êtes pas sérieux !
‑ Donnant-donnant, vous faites un exposé sur moi, je vérifie l’appréciation de Louis, et je lui communique mes appréciations.
‑ Ouf ! Là, vous me mettez la pression, j’étais calme et étonnamment tranquille en venant ici, je repars avec une tonne de stress.
‑ Rassurez-vous, je ne suis pas un ogre, et si votre professeur a pensé vous adresser à moi, c’est qu’il a sa petite idée. Je le connais, c’est une fripouille.
‑ Vous croyez ?
‑ Ayez confiance, rien ne se fait par hasard… Notre rencontre en est certainement la preuve.
‑ Je suis très troublée parce que vous me dites.
‑ Allez, allez… ! À demain, midi.
Il me serra la main en la prenant entre les deux siennes. Il s’inclina légèrement.
‑ Je suis très heureux de vous avoir rencontré… Nous allons faire du bon travail.
Je me suis dépêchée de rentrer à Montpellier, j’avais une envie folle de parler avec Benoît de ce que je venais de vivre. Je l’ai trouvé en train de se préparer une omelette au fromage. Il sortait tout juste du lit. L’odeur de cuisine me rappela qu’il était temps pour moi aussi de manger. Mon homme est le roi incontesté de l’omelette, toujours cuite à point et légèrement baveuse au cœur, quel qu’en soit l’assortiment. Lorsqu’il la sucre et la flambe au rhum, alors là… C’est divin. J’ai rapidement préparé une salade, mis le couvert et débouché une bouteille de rosé qui nous attendait dans la porte du frigo.
‑ Tu as quelque chose de particulier à arroser ?
‑ Oui, notre repas de midi ensemble.
‑ Ce n’est pas une originalité ! Surtout qu’il est déjà quatorze heures.
‑ Non, mais j’ai plein de choses à te raconter. Je viens de vivre un moment fantastique, et j’ai fait une rencontre époustouflante, je ne m’attendais pas du tout à ce qui vient de se passer.
‑ Alors, tu es allée voir cette expo ?
‑ Oui, et figure-toi que le peintre était là !
Pendant le repas je lui ai tout raconté dans le détail, le tableau, sa façon de modifier l’organisation de l’exposition de ses toiles, les raisons qui l’ont poussé à faire ce choix original. Je lui ai parlé de sa philosophie, de sa vision du monde.
‑ Il me propose de faire un exposé sur sa peinture, que je présenterais dans la classe de Monsieur Philibert. Ils se connaissent, ils étaient aux beaux-arts ensemble.
‑ C’est super cette proposition ! Tu vas le faire ? Benoît était enthousiaste.
‑ J’ai très envie, mais il veut aussi voir mon travail. J’avoue que cette idée me panique.
‑ Pourquoi ?
‑ Je ne sais pas ! Lui, c’est un super-pro, un homme reconnu, moi je ne suis qu’une élève !
‑ Si ton prof t’a donné ce catalogue et parlé de ce peintre c’est qu’il a une idée derrière la tête, surtout s’il le connaît. Il se pourrait très bien qu’ensemble ils aient déjà parlé de toi. Ce n’est en tout cas pas par hasard si tu as cette proposition… Alors fais-le !
‑ Tu crois qu’ils se sont déjà rencontrés à mon sujet ?
‑ Je n’en sais rien ! Ce ne serait pas surprenant !
‑ Tu me mets encore plus la pression… En tout cas, il veut aussi que nous mangions, toi et moi, avec lui, demain à midi.
‑ Ah bon ? Et pour quelle raison ?
‑ Il veut te connaître et discuter en ta présence des modalités de ce travail.
‑ Eh bien, allons-y ! Je suis libre.