Ecris ce que tu dois
Ecris ce que tu dois

Un extrait pour, vous donner envie

Tu vas où petit ?

 

Extrait du roman

 

 

 

     Sur un bout de papier mon père s’était résolu à me donner l’adresse. Au fond du bahut de la cuisine, oublié depuis longtemps par le chiffon à poussière et la cire, il dénicha d’une boîte à chaussures, une vieille carte routière, la déplia sur la table. Après une courte hésitation, il fit une croix au crayon. D’un doigt, il me traça la route à suivre.

    - Va là-haut… ! Tu comprendras… Demande Monsieur Bertin… Tout le monde l’appelle Jeannot, il est le maire de la commune… A la sortie du village, tu tournes à gauche, tu vas jusqu’au Mas de Farlède… Au fond du hameau tu trouveras une grande maison, une sorte de château, et une scierie… C’est là.

    J’essayai d’en savoir un peu plus. Sa seule réponse fut un geste de la main en direction de la porte.

     - Va… Va… ! Lui te dira la vérité… Il sait tout… Moi je risque de mentir, de cacher des choses… J’ai trop de confusions entre ce qui est juste et ce qui ne l’est pas tout à fait… Il y a des mensonges, beaucoup trop de mensonges… Des cauchemars, des rêves détruits. Ma tête est comme de l’emmental, pleine de trous, de vides dont j’ignore le sens… Je ne sais plus… Je ne sais plus… C’est le brouillard… Va, petit… Va… N’oublie pas, Monsieur Bertin, Jeannot. Jeannot, tu entends… ? Jeannot, c’est un homme bon… ! Oui, c’est un homme bon… !

     Les mains appuyées sur la table, la tête baissée, d’une élocution se faisant de plus en plus hésitante, difficile, haletante, il dut faire un effort, chercher ses mots.

 

     Par ce chemin, indiqué d’une main tremblante, il m’envoyait vers la découverte des non-dits dans lesquels j’avais été élevé, des fausses vérités imposées pour combler certains silences, masquer des douleurs ou cicatrices encore béantes.

     Si mon père le savait pertinemment, moi, avec mes vingt ans, je l’ignorais encore.

    Au moment de sortir, nous échangeâmes un dernier regard. Dans un murmure, il me sembla percevoir un : « pardon, mon petit, pardon… ! » mais je n’en suis pas sûr… Son menton tremblait… Il baissa les yeux. De la main, sans me regarder, il me montra une nouvelle fois la sortie.

    Son éternelle colère allait certainement ressurgir. Quand il est en difficulté, il gueule. Pour l’instant, il n’avait pas encore vociféré. Il devait attendre de se retrouver seul et lâcher alors ses cris inévitables, en tapant du poing sur la table. Il valait mieux sortir avant. Pourtant, je n’en avais pas peur. Je n’aimais pas, tout simplement. Les hurlements me vrillent les tympans, me nouent l’estomac, me font perdre mes moyens.

    Après mon départ, il allait prendre une bonne cuite… J’ai toujours connu mon père entre deux vins. C’était son quotidien. Il noyait quelque chose, il se noyait, se niait. L’alcoolisme, à ce niveau, ce doit être une forme de maladie ! C’était ma façon à moi d’admettre cette situation, une forme d’excuse. Mais lui, que cachait-il ? J’ignorais la réponse. Pourtant, j’avais cherché, essayé, supposé même. Mais je me sentais impuissant face à cet homme silencieux de lui, de sa vie, de son passé, des études faites, des gens rencontrés, aimés ou détestés, des expériences vécues, heureuses ou douloureuses. Rien sur ma mère, sa famille, leur rencontre. Silence… Aucune photo, absence totale d’un quelconque témoignage de son existence passée. Négation…

 

     « Ma vie me regarde, de toute façon elle n’a aucun intérêt. J’ai tout raté, tout. Il est inutile de parler de ce gâchis. Ne me pose pas de questions… ! C’est mieux ainsi… ». Ce fut sa réponse lors de ma dernière tentative d’en connaître un peu plus sur lui. Porte close.

    J’ai essayé auprès de sa mère, Huguette, ma mamie, je me suis fait rabrouer vertement : « C’est son problème, tu n’as pas à t’en occuper, cela ne te regarde pas ». Elle était souvent injuste envers lui, ne se gênait pas de l’insulter, même en public, en le traitant cruellement : « Tu n’es qu’un bon à rien, un déchet de l’humanité, un bâtard de la pire espèce ».

     Comment une femme pouvait-elle être aussi impitoyable avec son propre enfant ? Une fois, j’ai osé m’insurger devant une telle haine, je dus me baisser pour ne pas prendre en pleine tête la chaise qui m’était destinée, accompagnée de hurlements :  

« mêle-toi de tes oignons et ne vient pas m’emmerder avec tes questions ! ».

     De toute façon elle était dure avec tout le monde. Ceux qui n’allaient pas dans son sens étaient systématiquement repoussés, souvent avec violence. La contredire provoquait une inévitable volée de bois verts. Enfant, si je faisais mine de m’opposer, c’était directement ma chambre, sans manger. J’ai eu mal au ventre et j’ai pleuré souvent, jusqu’au jour où j’ai compris et osé me débrouiller tout seul. Combien de fois, vers deux ou trois heures du matin, je suis redescendu me mitonner tranquillement des sandwichs, pâté, saucisson, fromage. Ce que je trouvais. Une baguette fendue par le milieu et remplie de différentes choses comestibles est un art. Il faut savoir saliver avant et pendant la préparation. Que c’est triste un coupe-faim avalé sans trop savoir ce que l’on mange. Á l’époque, j’engloutissais. Plus tard, j’ai appris les subtilités du goût, alors j’ai consommé avec plaisir, délicatement, en prenant le temps de savourer.

     Aujourd’hui, je me dis qu’elle n’a certainement pas été dupe de mes virées nocturnes. Il y a toujours des traces, même si on cherche à les dissimuler. Le pain est un peu plus court, le fromage est mal emballé, le saucisson a diminué. Un estomac vide oublie la ruse et ignore la dissimulation.

     Claudine, la compagne de mon père m’était tout bonnement sans secours, ni dans ces cas-là, ni dans les autres. Elle faisait le minimum, et même moins. Je n’ai jamais pu compter sur elle. Je la tolérais. Avant même la révélation de la mort de ma mère à ma naissance, je n’arrivais pas à avoir de l’affection pour elle. Je l’appelais Claudine, lui dire : « maman » ne me vint jamais à l’idée. J’avais dû comprendre dès le début de notre relation l’inutilité de ce mot, ou alors l’envie ne m’effleura même pas. Je le gardais en réserve pour quelqu’un d’autre, inconsciemment.

     Sa seule préoccupation, c’était la comptabilité de l’entreprise de vente de matériaux de construction, que ma grand-mère hérita de son père, un prince russe chassé par les soviets. Il se prénommait Igor.

     Un matin de septembre, quelque part en Cévennes, lors d’une chasse aux sangliers, un coup de fusil lui fut fatal. Mamie devint chef d’entreprise à 30 ans. Cette mort resta un mystère. Certains avaient vu passer des véhicules tout terrain, immatriculés dans un pays de l’Est. Pour ma grand-mère ce n’étaient que des élucubrations de paysans incultes. Mon arrière-grand-père n’avait rien à se reprocher. Il avait fui les bolcheviques qui étaient de vulgaires sanguinaires qui voulaient s’approprier les biens des autres.

 

     Vers l’âge de huit ans, je me suis posé des questions. Pourquoi mes copains ont une maman ? Moi je n’ai qu’une Claudine, mais elle ne m’aime pas. Intrigué, j’ai finalement cherché à savoir. Ma mamie m’a donné sa version, celle dans laquelle j’ai grandi. J’étais en train de découvrir qu’il y en avait une autre, mais personne ne voulait m’en donner le sens. « Va là-haut ! ». En clair démerde-toi et ne viens pas nous casser les pieds avec tes questions.

    Une simple fiche d’état civil, pliée en quatre dans mon sac, m’envoyait chercher ailleurs la vérité.

      L’affreux silence du non-dit fut le climat de mon enfance, de mon adolescence.

    Solitude fut ma compagne, hélas fidèle, de ma naissance à ce jour où, sur mon scooter, j’affrontais une route sinueuse, au fond d’une vallée cévenole.

 

 

* 1 *

 

     La carte routière indiquait des virages, ils étaient bien là et s’enchaînaient les uns aux autres, sans répit. Je fus surpris par leur fréquence. Mon scooter se balançait à droite, à gauche, sans vraiment être à la verticale un seul instant. J’en avais presque la nausée. Mon sac, bien arrimé, donnait pourtant l’impression d’accentuer le ballant. Une route paraît toujours plus longue la première fois. Là, elle devenait carrément fastidieuse. J’allais vers le bout du monde, ou peut-être au-delà, avec l’étrange sensation de ne pas avancer. J’ai souvent fait ce rêve où je devais aller vers un lieu ignoré, prometteur, désiré, solution à une inconnue, et mes jambes restaient collées au sol, comme si une tonne de plomb fût attachée à mes chaussures. Sensation d’impuissance. Réveil en nage, souffle court. Parfois un cri. Objectif jamais atteint. Frustration.

     Où est-il ce : « va là-bas » ? Est-ce le bout du monde ? Pendant combien de temps vais-je me laisser secouer de la sorte ?

      La beauté du paysage m’invita à abandonner mes questions. J’en avais déjà assez.

 

     La départementale suivait les méandres d’une petite rivière, l’eau était belle, limpide, lumineuse. Elle jouait entre les rochers, se faufilait sous les arbres dans ce fond de vallée. De-ci de-là quelques lopins de terre verdoyants laissaient supposer une fenaison prochaine. Les fleurs sauvages saupoudraient la verdure de tâches multicolores. Des pommiers, couverts de fruits encore verts et de taille réduite, attendaient l’automne et leur pleine maturité. Promesse de récolte.

    Les livres de géographie ont beau présenter de belles photos des campagnes de France, ils sont loin de la réalité. Les odeurs, les bruits des arbres agités par le vent, le chant des oiseaux, les criquets dans leur danse nuptiale, un troupeau au loin qu’un chien discipline et guide sur une calade escarpée, tous les papiers glacés des livres scolaires ignorent ces subtilités. Il faut venir dans ces vallées de montagne pour le comprendre. Je n’avançais pas dans un désert, j’étais en milieu rural, à la campagne, quoi ! Mais moi je venais de la ville. Ce paysage inconnu m’émerveillait. Révélation…

 

     Cette découverte suscitait d’autres questions. Mon père ne m’avait jamais parlé de cette région. Pourtant, il semblait la connaître. En m’indiquant la route à suivre pour aller rencontrer ce monsieur Bertin, il n’avait pas hésité. Pourquoi tout ce silence ? Au singulier ou au pluriel ? Y avait-il d’autres choses cachées par cet alcoolisme écœurant qui gâchait sa vie ? Et la mienne par la même occasion.

     Je me suis arrêté, j’ai coupé le moteur, j’ai mis le scooter sur la béquille et je suis descendu tremper mes mains dans l’eau. L’envie de me baigner s’imposa. En courant, je suis monté récupérer mon sac et une serviette de bain. Cette fraîcheur naturelle qui s’offrait à moi me rendait euphorique. À poil, dans cette eau tumultueuse, assis entre deux rochers, je me suis laissé nettoyer. Frisquet, certes, mais quel délice. Je me suis allongé. Le courant me fouettait le dos, soulevait mes fesses, je me cramponnais pour ne pas me laisser emporter. Les galets massaient agréablement ma colonne vertébrale. L’eau froide réduisit mon sexe à son strict minimum, j’en ai ri, je l’ai flatté pour le réveiller, il n’était pas à la bonne température. L’eau bouillonnait entre mes cuisses.

J’étais bien, divinement bien. Un moment de pure grâce dont je ne mesurais pas encore toute la portée.

Je riais, je criais… J’ai chanté :

 

« Coule, coule l’eau,

« Coule sur ma peau,

« Coule, coule l’eau,

« Raffermis mes os,

« Coule, coule l’eau

« Je suis un héros !

 

Improvisation nulle, je m’en moquais. Je riais, je chantais. Seul, dans ce bain rustique, vociférant sans vergogne, répétant mon petit couplet pour finalement hurler le dernier verset, les bras levés en V de victoire : « Je suis un héros ». Ayant lâché les deux rochers qui m’aidaient à me retenir dans le courant je fus emporté et me retrouvai un peu plus bas.

Mon éclat de rire resta brusquement en suspens, derrière un buisson, il me sembla voir une silhouette. J’étais épié. Je me suis précipité pour attraper ma serviette et m’envelopper.

La personne s’était volatilisée.

Avais-je rêvé ? Je l’ignore.

Fichtre ! Ma nudité attirait-elle les femmes ? Mais était-ce une femme ? Si c’est un homme ce n’est pas mon truc. Ou alors c’est un flic, un détective, quelqu’un qui s’interroge sur cet étranger entrant dans un territoire dans lequel il n’a peut-être pas sa place ? Je suis un étranger, un migrant. Je n’ai pas de carte de séjour. Va-t-on m’interdire d’entrer dans cette contrée ? Je suis en mission secrète, je viens chercher les indices d’une mystérieuse affaire. Mais quels sont ces mystères ? Si je suis l’inspecteur Maigret, il me manque un chapeau et une pipe, je n’ai pas de bedaine. Je suis nu comme un vers.

J’ai ri.

L’inconnu m’attendait, et curieusement je me sentais d’humeur joyeuse. J’étais en pleine investigation sur des énigmes de mon histoire, et j’avais envie de m’amuser. Je m’étonnais moi-même de cette sérénité ressentie au bord de cette rivière. Le clapotis de l’eau contre les rochers, le bruissement des feuilles des arbres qui ombrageaient la grève. Je me sentais en paix.

Tranquillement, je me suis séché, rhabillé. De la poche de mon sac un paquet de biscuits s’invita pour une collation. J’ai cédé.

C’était la tempête aux questions dans mon crâne. Ces galettes bretonnes au beurre m’aidèrent à ressasser calmement tout ce qui se bousculait dans ma tête. J’ai savouré une après l’autre ces rondelles friables. Sensation nouvelle d’un plaisir furtif. Seul restait le papier d’emballage, une fois plié je l’ai remis dans mon sac.

 

Le visage de mon instituteur de CM 2 s’annonça, sans prévenir. Cet homme généreux respectait la nature et partagea avec nous son amour de la terre. Dans les détails de l'histoire de France, j’avais de grosses lacunes, en ce qui concerne la philosophie de la vie, je me sentais armé. Pour les trous dans le savoir, il y a les bibliothèques. D’une pensée émue, je remerciai ce bon Monsieur Bessette. Souvenirs reconnaissants. Alors que nous quittions le primaire pour l'aventure du collège, lui partait pour une retraite méritée. Le dernier jour, lorsque les élèves sortaient de la classe, il serra la main de chacun d’eux, tapotant une épaule, ébouriffant une tignasse rebelle ou ajustant une chemise débraillée. Il nous salua par notre prénom avec des mots gentils. Ses yeux brillaient. Dans la cour, toute l’école attendait, ses collègues, sa femme, Monsieur le Maire, quelques personnalités. Ce fut un tonnerre d’applaudissements lorsqu’il sortit à son tour. Un goûter sous le préau fut offert par l’association des parents d’élèves. Après les discours d’usage et les louanges des uns et des autres, il reçut un énorme cadeau. Il rentra chez lui avec un gros téléviseur. Chacun prit le chemin de sa maison et fit de ses souvenirs d'école, ce qu’il a bien voulu. Pour ma part, je les conserve précieusement. Dans mon univers chaotique d’enfant, cet homme compta beaucoup. Discrètement, il fut la présence masculine qui me faisait défaut. Un des derniers soirs de cette année avant le collège alors qu’il se préparait à sa retraite, il me raccompagna jusqu’à la porte et me retint par le bras :

« Tu sais, un jour ta patience sera récompensée. Garde espoir. Ton papa est un homme bon qui souffre. Tu es un garçon généreux, reste-le. J’ai pleinement confiance en toi ».

Ces mots sont gravés en moi, impossible de les oublier. Mais comment cet instituteur pouvait-il penser qu’Alain, mon père, derrière cette défonce quotidienne, cachait un homme bon ?

Il avait aussi été son instituteur, lui avait inculqué les mêmes principes moraux. Il connaissait la famille et peut-être un secret.

Silence… Mystère… Encore.

 

Le ventre plein, rassasié de galettes bretonnes, aida mon esprit à retrouver un peu de calme et à s’ordonner en reprenant les événements tels qu’ils venaient de se dérouler avant mon départ pour les Cévennes.

Pour un dossier universitaire ordinaire, il me fallait une copie du livret de famille, je n’eus aucun mal à l’obtenir de la mairie. Ce fut un choc.

Depuis l’âge de huit ans, je savais que ma mère était morte en me donnant la vie, au fond d’un ravin, à cause d’un stupide accident de voiture. Son père allait trop vite et dans un virage il avait plongé dans un ravin et fait plusieurs tonneaux. Il était dans le coma quand les secours sont arrivés, ma mère eut juste le temps d’accoucher avant de mourir. Elle fut assistée par une bergère qui gardait son troupeau non loin de là. La famille de mon père obtint la garde sans difficulté. Ma grand-mère maternelle sombra dans la folie après la mort de sa fille et fut placée dans une institution. Son mari mit longtemps à sortir du coma et à se remettre des suites de son accident. Cette famille n’était donc pas apte à s’occuper de moi. De toute façon ce n’étaient pas des gens intéressants. C’étaient des paysans, des bouffeurs de subventions pompées sur les impôts des honnêtes commerçants, des communistes rêvant au Grand Soir et aux biens faits de la révolution bolchevique dont un des objectifs proclamés était de nationaliser le petit commerce.

C’était le discours entendu. Le gavage de neurones. Le formatage. Certains parleraient même de dressage…

 

Créer des liens avec eux fut impossible. Aller simplement en vacances chez ces autres grands-parents ? Inenvisageable. Il y eut barrage. J’ai très vite évité de poser des questions. Mon intuition me conseilla de rester silencieux. Sans m’en rendre compte je m’installais dans une forme d’autisme familial. Autisme de protection.

J’ai donc grandi dans cette croyance inculquée, avec finesse, par mon entourage paternel. Ma grand-mère se chargea de me faire entrer dans le crâne la version considérée par elle comme devant être officielle. Il est plus juste de dire les choses ainsi. Elle fut une experte en gavage. Le chocolat et les tartines beurre-confiture du matin s’accompagnaient invariablement de sentences dévastatrices sur les événements, les personnes, la politique, les impôts, les concurrents, les clients… Enfin tout… Quoi !

Je n’ai pas connu mon grand-père. Il a abandonné ses responsabilités quelques mois avant même la naissance de son fils. Il fait peu de cas d’une pension alimentaire ou d’un cadeau de Noël. On ignore où il est. Peut-être en Afrique ! C’est un personnage de peu d’intérêt, il valait mieux ne pas en parler. En tout cas nous n’en parlions pas.

Encore des silences.

 

Ce simple papier administratif, tamponné et signé par l’agent municipal assermenté, bouleversait l’ordre des choses par un simple oubli.

La date du décès de ma mère n’était pas mentionnée.

Je suis retourné voir le secrétaire de mairie. Tout était rond en lui, sur lui, ses lunettes, ses yeux, ses joues, sa tête, son ventre. Il tergiversait indéfiniment avant de répondre à une question, passant par une foule de détails historiques inutiles.

Il hésita, et finalement asséna, presque mécanique :

- Nous n’avons pas trace d’un certificat de décès ni d’un avis de disparition, ce qui aurait pu être le cas.

Il paraissait gêné, mais n’eut rien d’autre à ajouter. Il était désolé de ne pas pouvoir répondre à ma question.

- Il se pourrait qu’elle ne soit pas morte. Me dit-il en plantant son regard dans le mien. Savait-il quelque chose ? Je l’ignore.

Cette remarque me glaça… J’ai dû pâlir.

Je suis revenu chez moi déboussolé, mais furieux. On me cachait quelque chose. Ma grand-mère s’activait dans sa cuisine. Je n’ai pas pris de gants, mon ton fut ferme, dissimulant mal ma colère et mon désarroi.

- Mamie, pourquoi la date du décès de ma mère n’est pas marquée sur le livret de famille ?

- Il me semble t’avoir déjà dit de frapper avant d’entrer chez-moi, me dit-elle de son ton pincé habituel.

J’ai jeté le papier sur la table. Elle le prit. Soudain livide, elle le rejeta.

- Je n’ai rien à dire sur ce torchon. C’est une erreur de la mairie.

- Ils n’ont pas de certificat de décès. Je leur ai demandé.

- Je n’ai rien à te dire. Tu m’énerves, avec tes questions. Ce n’est pas la peine de réveiller ce passé, il est assez douloureux comme ça ! Cela suffit, à la fin !

Le ton était monté.

- Non, ça ne suffit pas. J’en ai assez d’être traité comme un gamin. J’ai vingt ans et je veux savoir ce que cela signifie.

Elle a crié en tapant du poing sur la table.

- Je n’ai rien à te dire et je t’interdis de me poser d’autres questions à ce sujet. Si tu insistes, tu prends tes affaires et tu quittes cette maison.

- Mais Mamie !

- Il n'y a pas de « mais Mamie ». Je te l’ai déjà dit, je ne veux pas aborder le sujet concernant ta mère. Tu te tais où tu quittes la maison. Et puis, après tout, il serait temps, enfin, que tu t’émancipes. Alors, le plus tôt sera le mieux. Nous avons assez fait pour toi.

J’étais médusé. Je la savais déterminée. Elle n’est pas femme à rigoler. Quand elle a quelque chose dans sa tête, elle s’y tient et ne revient jamais sur une décision, même lorsqu’elle a tort. Si j’insistais, c’était le bagage et la porte. Sans discussions. Je la craignais.

Grande, légèrement enveloppée, le chignon bien tiré, elle en imposait partout où elle passait. Quand elle déboulait dans les bureaux de son entreprise, le personnel filait, profil bas. Sans aucune sensibilité elle menait son monde à la baguette. Froide, intraitable pour le moindre détail.

Nous nous sommes toisés froidement… Brusquement, je n’ai plus eu peur de son despotisme. Une force insoupçonnée montait en moi. J’étais déterminé à chercher les réponses à cette absence de date du décès de ma mère.

Aller m'adresser à la compagne de mon père n'aurait servi à rien, ce n'est pas l'amour fou entre nous. Depuis quelque temps elle me montrait la porte à la moindre dispute, elle aussi. C’était presque quotidien.

Étaient-elles de connivence pour me pousser dehors ? Je me suis posé la question.

 

Mon père était dans sa cuisine. Il vivait seul dans une maisonnette, au fond du jardin, derrière les garages, à côté de son atelier. Dans une des pièces, une imposante bibliothèque bourrée de livres tapissait trois murs, du sol au plafond. Dans un coin une grande table, elle avait dû servir de bureau, des piles de journaux, de vieux dossiers, en couvraient plus de la moitié. L’odeur de poussière humide se mêlait à celle de l’encre, du cuir des reliures, des vieux papiers, de cendres froides, de cigares, d’alcools évaporés. Un renfermé subtil. Au coin de la cheminée, un fauteuil en cuir d’un âge avancé, sous un lampadaire en bois, attendait je ne sais quel lecteur assidu. Je n’y ai jamais vu mon père. Je sentais intuitivement qu’il ne fallait pas poser de question sur ce lieu étrange… Quels mystères cachait-il ?

Quant à sa compagne, elle habitait une aile de notre maison, c’est dire l’ambiance entre eux. Moi, je m’étais aménagé un coin sous les toits, un petit studio avec accès par l’extérieur. Très utile pour mes conquêtes d’un soir. Je me sentais plus indépendant.

En somme, chacun vivait de son côté. Les échanges étaient très succins entre nous. Matériellement, je n’ai manqué de rien. Une employée de maison à temps plein, s’occupait de mon linge, du ménage et de mes repas, je les prenais très souvent seul. Il lui arrivait de me tenir compagnie. Comme les autres, elle était peu bavarde.

 

Un coup à la porte et je suis entré sans attendre d’y être invité.

- Papa ! Pourquoi la date du décès de ma mère n’est pas marquée sur le livret de famille ?

À nouveau, j’ai jeté le papier sur la table. Il ne le regarda même pas… Silence.

- Papa, je t’ai posé une question !

Je sentais monter la colère face à ce silence.

C’est là qu’il prit un morceau de papier et griffonna une adresse.

 

Assis dans l’herbe, le dos contre un arbre, je me laissais bercer par le murmure de la rivière dans laquelle je venais de me laver et me remémorer cette scène surréaliste, vécue la veille. Une question simple, pas de réponses, et me voilà en train de sillonner une route sans ligne droite digne de ce nom. Moi qui venais de la plaine, j’étais servi.

Étais-je inquiet ? Je ne le pense pas. J'ignorais comment j'allais être accueilli. Si ces gens refusent de me recevoir j'irai planter ma guitoune dans un champ et je chercherai des signes. Dans les environs, il doit bien y avoir des personnes ayant connu Sophie Bertin, la fille du scieur ? À la gendarmerie, ils ont certainement des traces de cet accident ! Le 3 août 1960, en milieu d’après-midi, ce n’est pas si loin que ça, après tout ! Déjà vingt ans. Nous étions mi-juin. De toute façon ils ne doivent pas avoir un accident de voiture tous les jours, surtout avec un décès. S’il le faut, j’irai fouiller dans les registres municipaux ou même départementaux.

Je voulais savoir. J’étais déterminé.

Mon père est peut-être un ivrogne, mais ce n’est pas un salaud. Il a du cœur. Son état d’ébriété quotidien cache sa vraie nature. Je sais cela depuis longtemps. Ce matin, alors que je fixais mon sac sur le porte-bagages de mon scooter il s’est approché et m’a glissé une enveloppe dans la poche de mon blouson. « De quoi tenir le coup pendant l’été, sans faire de folie » me dit-t-il simplement. J’ai voulu regarder ce qu'il venait de me donner, il retint ma main :

- Si tu as besoin d'une rallonge, appelle-moi.

- Papa, que veut dire toute cette pagaille ?

- Pas maintenant, pas maintenant… !

- Je n’y comprends rien… !

- Va, tu verras, monsieur Bertin est un homme bon, lui te dira tout. Il sait ce qui est vrai. Ici il y a beaucoup trop de saloperies, de mensonges, d’hypocrisies. Je ne peux pas t’aider, lui pourra, j’en suis convaincu. Tout se mélange dans ma tête, j’ignore le vrai, je confonds le faux. Les fantasmes se bousculent.

J’aurais aimé qu’il m’en dise un peu plus. Je l’ai remercié d’une bise rapide sur sa joue éternellement mal rasée.

Le silence fut préférable. Les yeux dans les yeux nous sommes restés un moment sans rien nous dire.

J’ai démarré, il m’a tapoté l’épaule : « sois prudent ». Devant le garage, il est resté figé, me regardant descendre l'allée vers la route. En arrivant au portail, je me suis tourné, il agita discrètement la main. J’en fis de même. Mes yeux se mouillèrent.

Mon papa m’offrait sa tendresse. Pour la première fois j’en ressentais la force. Il venait de me donner confiance. J’étais résolu à savoir. J’allais savoir, j’en étais convaincu. Lui aussi, certainement.

 

Trente ans après, quand je repense à cette scène, ce signe de la main me revient en mémoire. Ce jour-là, entre lui et moi, ce fut un moment privilégié. Beaucoup de choses se sont estompées depuis. Pas ce geste. Il reste gravé au plus profond de mon être. Mon âme l’emportera. Ineffaçable. La force de cette tendresse me soutient toujours avec autant d’intensité.

L’année dernière, en quittant le cimetière le jour de son enterrement, arrivé au portail, je me suis retourné et j’ai fait un petit signe de la main. Là où il est, je sais qu’il fit de même.

J’ai souri, mes larmes se sont séchées. Ma tristesse commença à devenir acceptable.

Nous avons tous dans nos souvenirs un signe de la main inoubliable ou un petit quelque chose de semblable, un sourire, un regard, un geste, un mot.

Si, tous ! J’en suis intimement convaincu.

Un rien, pour nous dire d’avoir confiance.

Un rien, pour nous dire : la vie est belle.

Un petit rien qui fait tout.

Nos histoires sont pleines de ces « riens du Tout ».

 

* 2 *

 

Rhabillé, mon sac bouclé, je suis revenu vers le scooter. Ce fumier-là refusa de redémarrer. Il n’avait peut-être pas envie d’aller plus loin. Les virages sans doute.

J’eus beau le menacer de l’abandonner, rien n’y fit…

Refus…

 

Bon ! Ça commence bien !

La mécanique n’est pas mon fort. Mon père palliait mon insuffisance et je m’en accommodais avec joie.

Avec le recul, je conviens que, dans ce moment-là, la discrète connivence du démontage et du remontage d’un carburateur bouché, nous rapprochait. D'un coup sec, il soufflait dans le gicleur, souffle de vie, pour permettre à son fils d'aller plus loin sur son destrier métallique. Une petite brosse en fer lui suffisait pour redonner une jeunesse à une bougie perlée. Je ne disais rien, j’écoutais les silences. Ni ma grand-mère, ni la Claudine, ne se mêlaient de nous importuner. Nous étions seuls, ensemble. Ce fut pour moi des moments précieux, furtivement volés à la grisaille de notre quotidien. À la moindre panne, j’attendais le dégrisement, en général le matin, pour solliciter son aide. Jamais il ne m’a rabroué. « Allez, viens ! ». Et je le suivais dans son atelier.

Le travail terminé, il effaçait toutes les traces de cambouis d'un coup de chiffon magistral, ponctué d'un : « Et voilà l 'travail !». Un furtif regard intense, pétillant de malice, mêlée de tendresse. Inoubliable. Un coup de démarreur : « Allez, fais gaffe à toi ! ».

Je remerciais d’une bise discrète et furtive. Il n’aimait pas les effusions. Nos échanges se résumaient à de courtes phrases de sa part.

Assis sur le parapet, je me suis fait une conférence avec moi-même. Du regard, j’ai cherché si derrière les arbres ou au bout d’un pré, il y aurait une maison… Rien.

Aucune voiture n’était passée sur cette fichue route pendant ma trempette dans la rivière. En tout cas, je n’y avais pas prêté attention. 

 

Trouver une remise ou un hangar, laisser le scooter et continuer en stop. Telle était l’idée.

J’ai abaissé la béquille et j’ai poussé l’engin.

Encore fallait-il trouver une opportunité dans cette campagne sauvage.

Un bon kilomètre. C’est lourd un engin mécanique dont le moteur refuse tout service.

J’ai poussé.

Une espèce de camionnette jaune s’arrêta à côté de moi, une main repoussa la moitié de la vitre inférieure vers le haut et une voix cherchant à couvrir le claquement du moteur m’interpella :

- Tu vas où, petit ?

- Bonjour Monsieur ! Je suis en panne et je cherche un endroit où laisser mon scooter.

Un de ses amis habitait juste à côté, il ne fit aucune difficulté à ma demande et m’ouvrit les portes de son garage. Une caverne d’Ali Baba. De la ferraille, de vieilles motos, des tracteurs d’avant-guerre, une camionnette sans moteur, recouverte de poussière. Dans un coin un cabriolet, encore sur chandelles, semblait en cours de restauration, capot ouvert, peinture rutilante, les roues habillées de pneus neufs posées à côté. L’homme était jovial. Petit rondouillard, barbe taillée assez rase, des yeux bleus pétillants illuminaient son visage. Combinaison de toile vert foncé pour mieux dissimuler les tâches de cambouis, casquette à carreaux bien élimée, chiffon grisâtre pour essuyer des mains maculées, il se fondait dans le décor. Son décor, son Univers. Je lui donnais la soixantaine.

Sur un bout de papier il griffonna son numéro de téléphone et me proposa de l’appeler, d’ici deux ou trois jours.

- Si je peux, j’y donnerai un coup d’œil.

Sa poignée de main fut ferme et chaleureuse. Ainsi le père Fabre allait faire le nécessaire pour mon scooter.

 

L’homme à la fourgonnette deudeuch, ancienne routière des P et T, me renouvela sa demande :

- Tu vas où, petit ?

- Je dois aller au Mas de Farlède rencontrer Monsieur Bertin, mais je ne sais pas où c’est et je ne le connais pas.

- Tu as de la chance, je vais aussi chez lui… Monte.

D’un geste de la main, il poussa son chien installé sur le siège avant. Celui-ci ne fit aucun grognement et sauta prestement à l’arrière, au milieu d’un bric-à-brac de cartons, de sacs de jute, de caisses diverses avec des outils, une tronçonneuse, des bidons d’huile, un jerricane d’essence.

J’ai posé mon sac au milieu de ce fouillis et me suis installé. Nous avons démarré en silence. C’est un euphémisme. Nous avions du mal à échanger des paroles, le bruit fait par cette automobile était tel que cela relevait de l'exploit de pouvoir bavarder. Pourtant, nous y sommes parvenus, question d'adaptation.

- Tu dois être quelqu’un de sympathique… ! Me dit mon conducteur, d’une voix forte.

- Oui, peut-être ! Ai-je presque crié.

- Mon chien ne se trompe jamais. Il n’a rien manifesté quand je lui ai demandé de te laisser sa place. Tu dois être quelqu’un à sa convenance. Il est très difficile en amitié.

Il se penchait vers moi pour me parler. Je me suis retourné pour dévisager cet animal silencieux en ma présence. Il me regardait d’un air malicieux. Il jappa doucement, comme pour acquiescer les dires de son maître.

- Oh ! S’il te dit bonjour, c’est qu’il t’a vraiment à la bonne !

J’ai tendu la main pour le caresser, il jappa à nouveau.

- Il s’appelle Charlot.

- Bonjour Charlot !

Il posa son museau sur le dossier, poussant mon bras pour me faire comprendre son désir de recevoir une nouvelle caresse. J’ai répondu avec plaisir à sa demande.

Nous étions définitivement amis.

 

Par où sommes-nous passés ? Je l’ignore, je me suis laissé conduire. De toute façon, enfoncé dans mon siège j’avais une vision très réduite de la route et des environs. Du fond de la vallée, après un petit pont étroit, nous avons grimpé par une succession de virages, traversé un village. Mon chauffeur salua de la main quelques passants. Comme me l’avait dit mon père, au fond du hameau où nous arrivions, il y avait bien une scierie.

- Voilà, me dit mon conducteur, nous sommes rendus à destination.

Il descendit de voiture, je fis de même. Après avoir fouillé dans sa poche, il sortit une clé ouvrit la porte et me fit entrer. Il m’indiqua une chaise :

- Assieds-toi !

J’étais gêné.

Charlot me tournait autour, comme s’il attendait de savoir quelle chaise j’allais choisir. Je m’installai, puisque ce monsieur me l’avait proposé. Il ouvrit un placard, en sortit deux verres et les déposa sur la table avec une bouteille de sirop de menthe. Il prit une carafe et se dirigea vers une porte située à côté de l’évier. J’entendis couler de l’eau. Il revint, s’approcha de la table et me proposa un rafraîchissement.

- L’eau de source est de bonne qualité chez-nous, elle est toujours fraîche, je n’ai pas besoin de la mettre au frigo.

Après nous avoir servi il me tendit mon verre et me regarda.

- Je suis Monsieur Bertin, me dit-il simplement. Que puis-je pour ton service ?

J’ai sursauté. Je ne m’attendais pas à me trouver si facilement en sa présence.

J’ai senti mes mains devenir moites. Je me mis à transpirer. Je devais être livide. J’ai ravalé ma salive. Tout se bousculait dans ma tête. Charlot vint poser sa patte sur ma cuisse, il me scrutait. Cherchait-il à deviner le sens de mon trouble ? Voulait-il, me rassurer ?

- Je suis Théo, dis-je dans un souffle.

J’avais une grosse boule dans la gorge.

Monsieur Bertin s’assit de l’autre côté de la table.

- Ah !

Nous sommes restés un long moment en silence.

Il me regardait, ses yeux brillaient.

Moi, j’étais complètement perdu.

 

Il se leva, se dirigea dans un coin de la cuisine et se moucha bruyamment. Je crus percevoir quelques tressaillements de ses épaules. Un ou deux soubresauts, tout au plus. Une émotion contenue. Revenu s'asseoir en face de moi il me proposa à nouveau de l'eau et du sirop, j'avais refusé la bière… Il toussota.

- J’attends ce moment depuis longtemps, petit… Très longtemps… Tu ne peux pas savoir…

- Excusez-moi, Monsieur Bertin, mais j’ignore pourquoi mon père m’a donné votre adresse. Je ne sais pas qui vous êtes et en quoi vous pouvez m’être utile dans ma démarche ?

- Tu es bien Théo Delporte, le fils d’Alain et de Sophie ?

- Oui, c’est ce qui est marqué sur la copie de mon livret de famille.

Je sortis la feuille de ma poche.

- Je n’ai pas besoin de ce papier…

Il marqua un temps d’arrêt, il cherchait à dominer son émotion. Dans un souffle il ajouta simplement :

- Je suis le papa de Sophie, ta maman…

Nous étions restés assis, j’ai senti des larmes me piquer les yeux, je pus les contenir. Une grosse pression tombait, je n’en avais pas eu conscience.

Il prit l’initiative de rompre le silence.

- Je suppose que tu as faim ?

- Un peu, oui !

- Alors, nous allons prendre le temps de nous restaurer. Je pense que nous avons beaucoup de choses à nous dire, tous les deux… Dis-moi, dans ton sac, tu as de quoi rester quelques temps ?

- Oui, j’ai des vêtements et de quoi camper.

- Tu camperas à l’étage. Il y a tout ce qu’il faut pour mon petit-fils… Je suis bien ton grand-père ?

- Oui. Je pense !

- Eh bien, tu vas me trouver un diminutif, celui que tu veux et tu vas me tutoyer.

C’est venu tout seul, naturellement.

- Je peux dire Papé ?

- Va pour Papé… J’aime bien, ça fait rustique…Viens, je vais te montrer ta chambre, pendant que tu t'installeras, je préparerai un repas. Moi aussi j’ai faim. J’ai eu une dure journée, et ces émotions m’ont un peu vidé. J’ai besoin de reprendre des forces.

Nous montâmes à l’étage par un escalier en bois craquant à chaque pas, dissimulé derrière une porte dans la grande pièce à vivre. Elle servait de cuisine, de salle à manger, avec, dans un petit coin un canapé, une bibliothèque, une télévision et une chaîne Hifi. Au milieu trônait une grande table pouvant accueillir aisément une douzaine de convives. Des chaises en paille attendaient d’éventuels invités. Rustique, agréable à l’œil, à l’odeur, cela sentait le propre. Le carrelage de tommettes rouges brillait de son verni, certainement lavé du matin même ou peut-être de la veille. L’ordre régnait. Chaque objet, chaque meuble semblaient bien à leur place. Au milieu de la table un bouquet de fleur des champs en plein éclat offrait une touche féminine accueillante.

À l’étage un long couloir. En haut de l’escalier une porte, « c’est ma chambre » dit-il simplement. À gauche il m’indiqua les toilettes. Nous laissâmes deux portes sur la droite : des chambres pour les amis. Au fond, il me fit entrer dans une grande pièce. Un lit double, une armoire imposante. Un bureau ancien et un fauteuil tout aussi vieux, en cuir. Dans un coin était dissimulée une porte un peu basse. Il me fit entrer dans une salle de bain avec une baignoire sur pied. Des robinets en cuivre. Un lavabo majestueux planté sur son socle. La pièce était ronde avec une petite fenêtre donnant sur l’arrière de la maison. En arrivant je n’avais pas remarqué la petite tour. Je me trouvais dans un château.

- Voilà, tu es chez toi… Je savais qu’un jour tu viendrais, alors je t’ai préparé ce petit coin. J’espère que cela te convient.

Il était ému, je l’étais tout autant. Ne voulant pas se laisser envahir par l’émotion, il se mit à ouvrir les fenêtres.

- Je peux te faire la bise ? Demandais-je.

    - À partir d'aujourd'hui, tu n'as plus de permission à demander dans ce domaine, tu fais ce que bon te sembles. Ne t’en prive surtout pas. Nous avons du temps à rattraper.

     Nous nous fîmes la bise. Nous étions aussi empruntés l’un que l’autre. Cela manquait encore de naturel.

      - Charlot ! Descends de là.

      Son chien était couché sur le lit et semblait s’amuser.

     Ils sont sortis, j’ai rangé tranquillement mes affaires. Je ne suis pas d’un naturel ordonné, aussi fus-je étonné de me voir ranger méthodiquement mes vêtements soigneusement pliés, dans la penderie et sur les étagères de l’armoire. Je pris le temps de m’installer.

   J’eus furtivement l’impression de revenir d’un long voyage et de défaire mes valises en arrivant chez moi. Oui, c’est cela, j’étais enfin chez moi. Étrange sensation, je n’étais pas dépaysé. Ce lieu me semblait familier. En montant l’escalier, j’ai pensé qu'au fond du couloir, il y avait une tour. J’étais dans cette tour, assis sur le lit en train de m’imprégner de chaque détail… Peut-être à la recherche d’un signe… 

Bizarre…

    Je suis descendu le rejoindre. Une agréable odeur de champignons envahissait l’escalier.

 

 

 

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