Ecris ce que tu dois
Ecris ce que tu dois

Ça va aller ! 

Naissance.

 

L’été se pointait tout juste sur les contreforts du toit des Cévennes, ce majestueux Mont Aigoual, château d’eau du sud, protecteur de nous, les Cévenols de souche et des touristes simples passagers randonneurs en nos chemins. Les Américains continuaient à débarquer sur les plages de Normandie, ce n’était pas pour une bronzette les pieds en éventail, lorsque je me suis donné le droit, dans le lit de mes parents, de montrer mon crâne duveteux déjà noir, le bout de mon nez et de pousser mon premier coup de gueule… ça soulage. La maternité était trop éloignée, alors cet événement se faisait en famille, à la maison… Ainsi naquit le seul et unique rejeton de la lignée des Benoit, des hôteliers implantés à L’Espérou. Je porte en mon nombril la signature du docteur Émile Armand, un homme bon, généreux, un peu fantasque avec sa marotte des plantes et autres richesses de notre nature montagnarde. Ma grand-mère paternelle régentait cette belle maison derrière le comptoir de la réception, machine à calculer sous la main, lorgnon sur le nez, crayon sur l’oreille, clé du coffre dans le soutien-gorge. Mon père, dit Riton, sévissait en cuisine, il avait succédé à Ricou, son père, autre chef émérite. Ma mère Léa assumait le rôle de gouvernante.

Ma scolarité put, sans encombre, se dérouler tranquillement à l’école primaire du village sous la douce et ferme responsabilité de Mademoiselle Berthet où, comme tout le monde, j’appris que Vercingétorix et nos ancêtres les Gaulois s’étaient opposés à l’envahisseur romain. Je dus, tout de même, apprendre le latin : « Rosa rosa rosam ce plus vieux tango du monde que j’ai ânonné comme une ronde… » au collège de la sous-préfecture voisine. J’ai rapidement laissé tomber cette langue morte, je n’avais pas envie de la ressusciter. Ensuite le lycée à Millau, où je fus pensionnaire. Pour les études de médecine la faculté de Montpellier fit l’affaire. Succéder à Rabelais me convenait parfaitement et je décidais, dès mon entrée, de lui faire honneur. Pourquoi ? Je l’ignore. Peut-être son humanisme m’attira-t-il ? Ou alors son espièglerie.

 

L’été de mes seize ans, j’ai demandé à mon père de me raconter comment il avait rencontré ma mère. Je ne connaissais pas tout et j’ai souhaité entendre certains détails.

Je savais qu’il avait l’habitude de faire un brin de sieste après avoir rangé sa cuisine. C’était toujours le même rituel, briquer le piano, remettre les casseroles bien nettoyées à leur place. Il fallait que tout soit nickel et prêt à redémarrer pour le service du soir. Ensuite, il pliait son tablier, d’un rapide coup d’œil il vérifiait une dernière fois son territoire, éteignait la lumière et allait se coucher une petite heure. Une fois reposé, il partait se promener, « pour prendre l’air » disait-il.

Je l’ai attrapé au moment où il enfilait son gilet, après avoir embrassé ma mère, toujours derrière son comptoir, elle avait succédé à ma grand-mère.

- Je peux t’accompagner pour ta balade ?

- Bien sûr ! Ce n’est pas souvent que nous partons tous les deux… Tu as quelque chose à me demander ?

- Oui… Je voudrais que tu me racontes comment tu étais quand tu as rencontré maman, la première fois.

- Mais tu connais l’histoire, nous te l’avons racontée souvent !

- Oui, je sais, mais toi qu’as-tu ressenti.

- Ah, je vois…

Nous traversions la place du village, il m’invita à m’asseoir sur un banc public, et j’ai eu les détails. Personne n’est venu nous déranger, comme si chacun respectait notre intimité. Moment de grâce.

 

- C’était pendant la guerre. Je faisais partie de la brigade du colonel Rémi, nous logions dans les baraques de la vieille mine de Villemagne. J’eus comme mission d’aller à moto, récupérer un camion chez un garagiste de Clermont l’Hérault, un résistant, comme nous. Devant la grande porte de son atelier, une pompe à essence me permettrait de refaire le plein de ma pétrolette. Mon père m’en avait fait cadeau pour mes dix-huit ans, c’était une Terrot 500 cm3, puissante, pour l’époque. Je me faisais plaisir régulièrement sans trop faire d’excès dans la montée depuis Valleraugue ou dans l’escalade du col du Minier. Dès les premières lueurs du jour je pris la route en passant par des voies détournées, afin d’éviter les villes et une éventuelle interpellation par la milice. Arrivé devant la station j’ai demandé à pouvoir faire le niveau de mon engin. « Bonjour, je viens de Millau et je voudrais pouvoir continuer ma route en direction de Perpignan, où je vais voir ma grand-mère, souffrante. » C’était le mot de passe. « J’espère que ce n’est pas trop grave, pour ta mémé ! » La réponse était convenable. Le garagiste tout en manipulant la pompe, m’invita à me rendre dans sa cuisine où il irait me rejoindre. Je me suis trouvé en présence d’une jeune fille en train d’éplucher des pommes de terre. Assise sur une chaise, une bassine sur les genoux, un sac en jute ouvert, posé à même le sol à côté d’elle, laissé entrevoir la réserve de pommes de terre, il y avait de quoi faire des soupes, des purées, des frites pour un régiment, nous n’en disposions pas autant dans notre campement. Elle était belle dans sa robe bleu clair, avec ses longs cheveux blonds attachés en tresses. Un peu intimidé, j’ai balbutié : « Bonjour, Mademoiselle », elle me répondit avec un grand sourire, un peu enjôleur : « Je préfère que tu m’appelles par mon prénom, je m’appelle Léa, et toi ? » Je me sentais toujours un peu emprunté, gêné, troublé, j’ai bafouillé. « Euh ! … Tout le monde m’appelle Riton, mais sur mes papiers c’est Henri. Dans ma famille tous les premiers fils ont le même prénom, depuis des générations. Je dois être Henri X ou XI, je ne sais pas, en tout cas je ne suis ni Prince ni Roi, je suis cuisinier. » La demoiselle éclata de rire, j’en fis autant. Elle posa son couteau, s’essuya les mains avec un torchon déjà maculé de la couleur des légumes, se leva et lentement s’approcha, sans gêne elle me fit la bise : « Bonjour Henri, pour moi tu es un prince… Mon Prince… ! ». Là, j’ai fondu, j’ai dû prendre la première chaise qui se présentait. J’ai bredouillé quelques commentaires sur les pommes de terre dont nous manquions à la montagne, dans notre régiment. Après je me suis ressaisi, le garagiste venait d’entrer et déjà m’attirait sur un autre sujet : « Le camion est devant la porte il t’attend. Je vais t’aider à monter ta moto et nous l’attacherons ». J’ai bredouillé un : « Oui, je viens » tout en jetant un regard furtif à la jeune fille, souriante. Nous sommes sortis, Léa nous a suivi. Nous installâmes la moto et avec des sangles nous l’attachâmes contre la cabine. Le garagiste m’offrit deux sacs de pommes de terre de cinquante kilos chacun : « Pour ta cantine, de la part de Léa », me dit-il en souriant. Au moment où je montais pour prendre le volant et me faire expliquer le mode de fonctionnement, la jeune fille m’attrapa par le bras et me glissa dans l’oreille : « J’espère que tu reviendras ». Je l’ai remercié pour les patates. À nouveau elle me fit la bise et s’éclipsa. J’ai écouté distraitement les instructions concernant la bonne marche de ce Renault, heureusement ce n’était pas trop compliqué. En partant j’ai jeté un coup d’œil dans ce qui servait de rétroviseur et je vis Léa me lancer un petit baiser de la main. J’ai été troublé. Je savais bien que je ne la reverrai pas, il me fallait oublier rapidement. J’eus beaucoup de mal. Le voyage fut long, ce véhicule n’avançait pas très vite, Dans la montée du Pas de l’Escalette ce fut poussif, rien à voir avec ma brave Terrot. Pendant ce long périple je fus accompagné par le sourire, le regard espiègle et enjôleur de cette demoiselle, j’eus beaucoup de mal à me vider la tête. Sa gentillesse me troublait, pourquoi ces deux sacs de pommes de terre. Était-ce un signe ? Cela m’embrouillait.

Quelque temps plus tard je pus obtenir une permission. Nous avions eu plusieurs missions périlleuses, certains de nos camarades avaient été blessés, mais pas de mort, heureusement. Notre colonel accorda trois jours à mon groupe. J’annonçai à mes parents vouloir aller me baigner à Sète. En descendant j’ai fait le crochet par Clermont l’Hérault et je me suis arrêté à la station de la route de Montpellier, à l’entrée de la ville. Je savais très bien pourquoi j’étais passé par là, ce n’était pas un hasard. Le garagiste n’était pas là, c’est sa fille qui me servit. « Bonjour Léa ». Je n’avais pas eu besoin de dire le mot de passe, je n’étais pas en mission. J’étais un peu intimidé, ne sachant pas si elle allait me reconnaître. Elle continuait à me servir, sans un mot. Je vis une petite larme couler sur sa joue, j’enlevai mon gant et doucement je cueillis cette perle, la demoiselle saisit ma main et y déposa un baiser : « Tu m’as manqué, je croyais que tu ne reviendrais pas ». Elle termina de remplir mon réservoir et me fit entrer dans le garage, il fallait bien payer mon essence. En guise de monnaie je reçus un baiser, tendre et fougueux. Je n’ai pas fait le difficile, au contraire. Nous sommes restés enlacés un instant. Au moment où je décidai de partir elle se cramponna à mon bras : « Reviens bientôt, s’il te plaît, j’ai envie de te revoir… souvent ». Je l’ai embrassée et j’ai promis de revenir. Moi aussi je désirais la revoir.

Ainsi, je pris l’habitude à chaque permission de descendre me baigner à Sète, version pour mes parents, et de m’arrêter à Clermont pour faire le plein à la station de la route de Montpellier. Je n’avais plus besoin de donner de mot de passe. Mon seul sésame était un baiser à la demoiselle de la station, un plaisir partagé.

J’emportais toujours mon matériel de camping et un jour nous avons décidé Léa et moi d’aller vraiment jusqu’à la mer et de passer du temps au soleil. Nous savions, l’un et l’autre, la tournure que prenait notre relation. Nous nous sommes aimés… J’ai sous les yeux le résultat de ces deux jours passés en bord de mer et du fruit de la petite graine après germination.

 

- Papa ! Tu veux dire que…

- Oui, quelque temps plus tard ta maman, Léa, a découvert qu’elle était enceinte. Alors nous nous sommes mariés… Je n’ai jamais regretté cette folie… Tu peux demander à ta mère ce qu’elle en pense, je crois connaître la réponse.

- Je le ferai, c’est sûr.

- Dis-moi ! ta question a un rapport avec la petite Virginie ?

- Papa… Euh ! Oui !…. Je ne sais pas trop que penser, je la trouve très sympa, elle me plaît bien, mais je sais, après la saison elle retournera chez elle, nous ne nous verrons plus. Je crains de m’attacher si je vais trop loin.

- Sa maman tient bien une épicerie à Clermont l’Hérault, je ne me trompe pas ?

- Non, c’est bien ça.

- Tu peux toi aussi, de temps en temps, descendre prendre un bain à Sète et t’arrêter à la station de la route de Montpellier, devant le garage de ton grand-père. Ton papi serait très heureux de tes visites.

- Oui, mais je n’ai pas de moto.

- Finis ta saison, passe ton bac et nous en reparlerons… Tu sais, si cette demoiselle est autre chose que de simples fredaines de vacances la vie vous laissera le temps de vous revoir. Sois confiant.

 

Mon père se leva, j’en fis autant. Il me prit par l’épaule et me fit une bise.

- Je suis très heureux de cette conversation que nous venons d’avoir. En ce qui concerne Virginie, je m’en doutais et ta maman aussi, il suffit de vous regarder, vous ne dissimulez pas vos sentiments. Laisse grandir ce qui doit être. Sois prudent si vous devez coucher ensemble.

 

C’était déjà fait, je n’ai pas osé le dire à mon père. J’ai gardé ce secret. À mon regard gêné, je pense qu’il a deviné. Il me tapota l’épaule : « Je ne peux pas t’interdire ce que nous nous sommes autorisé, ta maman et moi, sous la tente à Palavas, avant notre mariage ». Il me fit un clin d’œil.

 

Après le départ de Virginie, à la fin de la saison, j’ai écrit plusieurs lettres à l’adresse donnée par notre serveuse à ma mère lors de son embauche pour la saison. J’avais fouillé dans le registre du personnel. Mais je n’eus aucune réponse. La belle demoiselle m’avait oublié, tout simplement. Déduction : je ne comptais pas pour elle…

J’ai eu mon bac et la moto, une Triumph Bonneville, un régal.

Comme tous les étés j’ai fait les saisons à l’hôtel, avec mes parents. Virginie n’a plus jamais postulé pour un emploi de femmes de chambre ou de serveuse… Pas de nouvelles.

Je me suis fait une raison et j’ai classé l’affaire… Oublions.

Après mon bac, en septembre, j’ai intégré la faculté de médecine, bien décidé à devenir médecin. Mais le souvenir de la belle blonde me revenait en mémoire et me prenait la tête. Je décidai d’aller à Clermont l’Hérault, rendre visite à mon grand-père Gaston Rouvière, toujours présent dans son garage. Il m’accueillit à bras ouverts, il était heureux et moi aussi, ma dernière visite remontait à au moins deux ans, avec mes parents. Nous passâmes une agréable soirée dans son appartement situé au-dessus de son atelier. J’étais heureux de retrouver mon lit et ma chambre d’enfant, lorsque je venais passer quelques jours. Le lendemain, alors qu’il œuvrait sur la camionnette d’un client, je m’éclipsais pour aller rendre visite à l’épicière de la place, elle était dans sa boutique.

- Bonjour, jeune homme, que puis-je pour vous servir ?

- Je voudrais voir Virginie.

- Vous êtes Riquet ?

La femme me dévisageait, un regard sévère, les lèvres pincées. Elle n’avait pas l’air commode.

- Oui.

- Écoute, mon garçon… Ma fille n’est pas ici, elle est partie en vacances avec son bébé et son mari. J’ignore ce que tu veux, mais si je peux te donner un conseil, c’est de retourner chez toi, de ne plus chercher à la revoir. Son expérience de serveuse de restaurant n’a pas été une bonne idée.

- Mais, Madame !

Elle s’énerve.

- Mon garçon ! Je sais très bien ce qui est bon pour ma fille, alors je te le redis, rentre chez toi et oublie-la. Je n’ai rien à faire d’un petit-bourgeois qui se dévergonde avec des gamines et les laisse tomber goujatement.

Son ton était sec, presque agressif. Je suis retourné chez Papi Gaston. Je ne lui ai rien dit. Le soir même, prétextant un travail de révision important, j’ai regagné ma chambre d’étudiant et j’ai définitivement oublié cette histoire terminée en queue de boudin. Ce n’est jamais facile d’oublier un premier amour, il m’a fallu du temps… Mais j’y suis arrivé… Hum !

 

 

Mes années lycée.

Les parents ont toujours des idées saugrenues, les miens n’en manquaient pas. Ils souhaitaient me donner toutes les chances pour ces trois années à préparer mon bac et avant d’entrer en faculté. Je n’avais pas encore l’idée de faire médecine. Je savais ne pas vouloir reprendre la succession de mes parents, nous n’en avions pas encore vraiment parlé, j’avais peur de les décevoir. Donc, pas de lycée hôtelier pour moi. J’avais opté pour du classique, mais dans de bonnes conditions, ils m’avaient mis face à une obligation de résultat, je devais avoir mon bac et après, nous verrions pour la suite. Sur les conseils de notre pasteur ils avaient trouvé une famille de bons protestants, ceux-ci avaient accepté de me recevoir le week-end… Le reste du temps j’occupais un lit à l’internat… Ils avaient un fils de mon âge et par chance nous étions dans la même classe de seconde, section moderne.

Nous étions plusieurs, originaires de l’Espérou à avoir intégré ce Lycée de Millau, nous ne devions remonter chez nous que pour les vacances scolaires, mais nous avions trouvé une astuce. Robert, le patron d’un magasin de sport organisait un bus, tous les jeudis, pour nous emmener au ski, justement à l’Espérou, de novembre à mars, selon l’enneigement. Ainsi avec Grégoire, le fils du charcutier et Julien dont le père était garagiste, nous avions la possibilité de manger chez nos parents respectifs. Arnault Laporte chez qui je passais mes fins de semaine m’accompagnait régulièrement et mes parents le recevaient avec joie. Lui appréciait la cuisine de mon père. Nous mangions à la salle à manger, servis comme des clients. De temps en temps j’invitais un ou deux autres copains ou copines. Mais pas trop. Mon père n’aurait pas apprécié de voir arriver un troupeau d’une bonne dizaine d’adolescents affamés. J’avais l’accord pour une table de quatre ou six, maximum, et il me fallait prévenir assez tôt. De toute façon c’étaient toujours les mêmes, Bernadette, une copine, mais pas mon amoureuse et Camille celle d’Arnault. Ainsi le chalet du Club Alpin Français, où les autres se gelaient en buvant du vin chaud et à manger une tambouille préparée par une accompagnatrice, ne bénéficiait pas de notre présence. Cela ne nous manquait pas. Nous n’avons pas fait de fulgurants progrès sur les planches, en revanche au baby-foot nous étions devenus des champions.

 

Francis Laporte, le père d’Arnault, était un syndicalisme passionné. Souvent discret, mais si une cause le passionnait il se jetait dedans à fond. Ce fut le cas lors de l’arrivée des trains de Harkis, après la fin de la guerre en Algérie. Un samedi il nous entraîna, Arnault et moi à la gare de Millau, au petit matin. Nous devions aider ces familles à monter dans des camions militaires, ils étaient ensuite acheminés vers le camp sur le plateau du Larzac où ils étaient réceptionnés en attente de leur affectation, le plus souvent dans des brigades des eaux et forêts, un peu partout en France.

J’étais impressionné et même affecté par ces hommes, ces femmes et ces enfants petits, pour la plupart, quelques adolescents. Est-ce la fatigue du voyage ? Peu avaient le sourire. Certaines femmes retenaient difficilement leurs larmes, les hommes essayaient de rester fiers. Ce n’était qu’un troupeau docile, obéissant aux ordres des troufions, visiblement pas enthousiastes, chargés de leur accueil. Nous, avec la Croix Rouge, le Secours Catholique, la Cimade et d’autres bénévoles, nous tendions la main avec un peu d’humanité. Un café chaud, une brioche aux enfants, des fruits, du pain.

Pour la première fois de ma vie je me trouvais confronté à la misère, au chagrin de familles déracinées, en danger. Qu’allaient-ils devenir, loin de leur pays, de leurs racines, pourront-ils trouver leur place, chez nous ? Ne risquent-ils pas de se sentir rejetés ?

Le soir j’ai voulu partager mes interrogations avec Francis. Nous étions autour de la table à nous régaler du repas préparé par Jeannette, la maman d’Arnault, un vrai cordon-bleu. Le maître des lieux nous parla de la guerre qui venait de se terminer, certains appelés y avaient laissé leur vie et notamment le fils d’un de ses cousins. Nous eûmes droit à une leçon d’histoire, depuis l’invasion et la colonisation de l’Algérie par le roi de France Charles X. « Un peuple opprimé se révolte à un moment ou à un autre » nous précisa Francis, lui toujours sensible aux injustices, nous donna une leçon d’humanisme. Il fustigeait cette guerre et dénonçait les abus stupides des hommes : « Quand les riches volent les pauvres, on appelle ça les affaires ou la colonisation. Le jour vient où les opprimés s’insurgent, se révoltent, se défendent, alors on appelle ça la violence, le terrorisme, et on oppose une autre violence, la guerre, pour protéger les privilèges des riches et soumettre les récalcitrants. ».

J’aimais bien ces moments de discussions avec ce syndicaliste, gantier de son état. Il était ouvrier coupeur et travaillait chez lui dans un atelier installé au fond de son jardin. Lorsqu’il avait terminé il emballait le fruit de son travail dans un grand tissu jaune, le nouait avec les quatre coins, passait son bras entre les deux nœuds et son ballot sur l’épaule, à bicyclette, descendait à l’usine « remettre » comme il disait. Il revenait, toujours avec son baluchon, chargé de peaux brutes et nous entendions ses ciseaux cliqueter sans relâche pour donner une forme aux gants, ils seraient ensuite cousus par un autre artisan travaillant à domicile, comme lui. Ils étaient nombreux dans ce cas, cela donnait une certaine liberté à chacun, ils travaillaient quand ils en avaient envie. Francis pouvait faire son jardin, ou descendre à la Bourse du Travail, participer à des réunions syndicales. Son militantisme le passionnait. Il travaillait le soir, très souvent, ou même le dimanche quand il était sous « presse ». Mais il avait sa liberté. Il était payé à la pièce.

Un samedi, nous n’avions pas eu de train de Harkis à réceptionner, il m’invita à venir avec lui, Arnault nous accompagna malgré le désaccord de sa maman, Jeannette. Elle ne voulait pas que son cher petit prenne des risques, elle connaissait trop les fantaisies de son mari.

Il nous conduisit, dans sa vielle 4 CV retapée par ses soins, jusqu’au camp du Larzac, où les rapatriés étaient cantonnés. Le portail d’entrée nous étant interdit par des militaires armés, nous fîmes le tour par un chemin de terre connu de Francis. Discrètement, courbés en deux afin de ne pas se faire repérer par les vigiles perchés dans leur mirador, nous approchâmes des baraques en bois, protégées derrière une haie de barbelés. Nous restâmes cachés par des bosquets. Des enfants jouaient dans la boue, des femmes étendaient leur linge sur des fils tendus entre les quelques arbres disséminés autour. Les hommes, assis sur des rondins de bois devisaient, en fumant des cigarettes, la pipe ou un narguilé. Ils portaient tous un burnous traditionnel, une chéchia, leurs vêtements témoignaient de leur refus d’accepter leur exil. Un rappel du pays. Je ressentis leur tristesse. J’en eus mal au ventre, pour eux.

Le lendemain, à la fin de l’office religieux dominical au temple, Francis se leva et prit la parole, face à l’auditoire, il était ému.

- Sur le plateau du Larzac, juste au-dessus de chez nous, sont maintenus des familles de harkis, derrière les palissades d’un camp surveillé par des miradors et des soldats en armes. Nous ne pouvons pas accepter cela. Ces hommes ont eu le tort et le courage de se placer au côté des forces françaises pour défendre une idée de l’Algérie, ils ont perdu, ils sont rejetés, exclus, bannis du pays qui les a vus naître. Ils ont vécu dans un département français, ils sont donc nos concitoyens, nous devons les accueillir autrement, avec plus d’humanité, de bienveillance. Ils sont musulmans ? Eh alors ! Ce n’est pas une raison pour les parquer. Allons-nous avoir le comportement fou, trop présent encore dans nos têtes, qui a entraîné les juifs dans des camps de concentration et d’extermination ? Nous ne pouvons pas accepter cela. Moi, je ne l’accepte pas… Je vous invite, lors de l’arrivée du prochain train en provenance de Port Vendre et chargé de ces familles de harkis, de venir avec moi pour les accueillir, leur témoigner de notre soutien, de notre affection. Nous devons agir auprès des autorités pour obtenir l’ouverture des portes de ce camp que je ne veux pas appeler camp de concentration. Il va y avoir des manifestations pacifiques, dans les rues de notre ville, afin d’obtenir plus d’humanité. Que chacun de vous réfléchisse à l’attitude qu’il doit adopter. Je vous informe, je ne juge personne. Merci de m’avoir écouté.

 

J’étais bouleversé par cette intervention. Le soir même j’ai appelé mes parents. Le samedi suivant je suis monté les retrouver et j’ai fait une proposition à mon père. Il a accepté. Le lundi matin, avec le maire de la commune ils sont allés rencontrer le Sous-Préfet du Vigan et lui ont proposé d’accueillir chacun une famille. Mon père offrait un poste d’homme d’entretien pour le mari et une place de femme de chambre pour son épouse, il assurerait leur formation. Le maire, quant à lui, proposait un poste dans sa scierie et un emploi de femme de ménage, chez lui. Les enfants seraient scolarisés dans l’école du village. Le logement était assuré dans un gîte municipal et dans la maison de ma grand-mère laissée vide depuis son décès, trois ans auparavant.

Le soir même, lors du conseil municipal, le maire, Alban Laborie, informa de la venue de ces familles. L’opposition hurla.

 

L’un des opposants à cette idée de l’édile, Alfred Berton, se leva et interpella le maire.

- Tu ne peux pas nous imposer cette présence dans notre village, ce ne sont pas des Cévenols, ils n’ont rien à faire ici, sur nos terres, ils viennent manger le pain de nos enfants.

La réaction fut fulgurante.

- Dis-moi, ton ancêtre, c’était bien Alfredo Bertoni ? Il est bien venu de Calabre, je ne me trompe pas ? Je crois me souvenir que nous avons partagé notre pain avec lui, c’est bien ça ? Il me semble même qu’il était lui aussi boulanger, comme toi.

- Oui, mais il était chrétien lui.

- Eh ! alors, qu’est-ce que ça change ? Il était catholique et nous cévenols protestants nous l’avons accueilli, hébergé, nourri, et c’est notre mitron local qui l’a embauché, l’a formé et lui a laissé son échoppe, lorsqu’il a pris sa retraite. Nous n’avons jamais fait d’histoire. Comme toi il a courtisé les filles du pays, il paraît même que c’était un chaud lapin. Finalement il en a épousé une, ton arrière-arrière-grand-mère, si je ne m’abuse, une authentique Cévenole bien protestante, lui était catholique, nous sommes tolérants, ici. Leurs enfants ont pris la nationalité française et c’est ainsi que depuis, ton père et toi vous cherchez à prendre ma place. Mais tu n’es pas de gauche, alors tu n’as aucune chance d’être élu maire. Tu le sais. Si nous avons reçu un Italien calabrais, catholique nous pouvons aussi recevoir un harki musulman ayant la nationalité française, de surcroît. Il a vécu dans un département français.

- Tu ne me feras pas changer d’avis, je ne veux pas d’un arabe chez nous, ni d’un juif.

- Qui te parle de juif ?

- Les juifs ont tué Jésus.

- Tu vas nous emmerder longtemps avec tes conneries ? Il me semble que Ponce Pilate, celui qui s’est lavé les mains était un gouverneur romain. Or, les romains sont les ancêtres des Italiens, si mes souvenirs scolaires sont justes. Rome, c’est bien la capitale de l’Italie ?

- On ne peut pas accueillir des Arabes dans notre commune et mettre nos enfants en danger par la présence de ces étrangers.

Le maire répondit calmement qu’ils étaient français comme nous, musulman certes, mais cela ne le gênait pas.

 

- N’entrons pas dans une nouvelle guerre des religions, cela ne nous ressemble pas. Ne faisons pas subir à d’autre les souffrances de nos ancêtres.

Deux irréductibles antis-maire demandèrent sa démission, Alban fit remarquer, en réponse, qu’il embauchait, dans son entreprise et chez lui et n’engageait en rien la municipalité dans sa démarche personnelle. En ce qui concerne le gîte municipal mis à leur disposition, un loyer serait perçu chaque mois ainsi qu’une taxe d’habitation chaque année. Il souligna, avec le sourire, le maintien de l’école à la rentrée prochaine, puisque six nouveaux élèves augmenteraient l’effectif, avec l’éventualité de l’ouverture d’une deuxième classe et de l’arrivée d’un nouvel enseignant.

- Nous créons des emplois, camarade, ajouta-t-il sous les applaudissements de ses partisans.

 

Ainsi, arrivèrent dans notre village deux familles de Harkis. À l’hôtel, nous accueillîmes Abdoul et Zohra, leurs enfants Amine, Meriem et le petit Youcef rejoignirent l’école avec Kamel, Sofiane et Mina. Six enfants d’un coup. La maîtresse et le maire étaient ravis, leur classe serait maintenue par l’inspecteur. Samir, le père employé par Alban, devint un bon ouvrier bûcheron, son épouse Ikram se montra une femme de ménage dynamique, elle ne rechignait pas à la tâche. D’autres maisons lui donnèrent des heures suffisantes pour faire vivre cette famille.

Le maire eut l’idée, saugrenue et stupide pour certains et géniale pour d’autres, d’organiser une grande fête pour accueillir ces nouveaux habitants. Samir et Abdoul proposèrent de préparer un méchoui, Zora et Ikram vinrent dans la cuisine de notre hôtel et apprirent à mon père à confectionner des pâtisseries traditionnelles algériennes. Des femmes du village proposèrent de confectionner des salades variées. Elles apprirent à préparer du couscous. Ce fut une grande fête, même dès les préparatifs. La cuisine de l’hôtel était une vraie ruche envahie de rires, de joie partagée, d’amitiés en devenir.

Nous avions fait un grand trou dans le bas du champ de la piste de ski, dressé des tables et des bancs municipaux. Avec Rémi et Julien, mes camarades de lycée, nous nous étions chargés de ramasser du bois. Le forgeron du village confectionna une grande broche pouvant supporter quatre agneaux. C’est un berger des environs qui fournit les bêtes. Nos deux Algériens avaient tenu à les tuer selon leurs rites. Tout le village était invité, le Sous-Préfet, sans son uniforme, et son épouse, étaient montés pour participer. Lorsqu’il était en poste à Alger, il avait connu Abdou, homme d’entretiens employé à la Préfecture.

Seules, deux familles, des opposants à cet accueil, racistes biens connus, étaient restés chez eux. Ils ne nous ont pas manqué.

 

Le soir, tard, j’aidais mon père à remettre la cuisine en état pour le service du lendemain. Le travail terminé nous nous sommes assis, une canette de bière à la main.

- C’est génial, d’avoir accueilli ces familles. Dis-je à mon père.

- Tu sais, c’est une tradition chez nous et dans le village, aussi. Pendant la guerre d’Espagne nous avons reçu plusieurs républicains opposants au Régine de Franco. Tu connais Emilio Navarro, il est resté et s’est installé comme maçon. Les autres sont partis rejoindre des congénères au Pays basque et continuer leur lutte. Pendant la dernière guerre nous avons accueilli des enfants juifs, venus se cacher dans nos montagnes. Ils avaient tous des faux papiers avec des noms français. La maman de ton ami Julien était de ceux-là, tu le sais. Chez nous, aider ceux qui souffrent est une forme de religion. Nous sommes là pour aimer, pas pour haïr. « Aimez-vous les uns les autres » … Tu connais ! La petite société de notre village s’est construite avec ce brassage de populations venues d’ailleurs. Cette diversité fait notre originalité, notre richesse, c’est le même principe pour notre région, pour notre pays, pour la planète. Il est préférable d’accueillir au lieu de rejeter. Tu comprends ?

- Oui, je sais ce que je vais faire.

Je venais de décider de devenir médecin, moi aussi, à ma façon, je voulais « aider ceux qui souffrent ».

Le lendemain je suis allé dire à mon père ma décision de ne pas reprendre l’hôtel et pour quelle raison. Il me prit dans ses bras.

- Sois heureux dans ton projet. Fais ce qui te convient… Tu sais, l’hôtel, nous le mettrons en gérance et ta maman et moi nous pourrons prendre notre retraite plus tôt, nous achèterons une maison à Palavas, cette ville qui nous est chère, comme tu le sais. Ne t’inquiète pas pour nous. Il y a toujours une solution, surtout lorsque des choix sont empreints d’amour. C’est ton cas et je suis fier de toi… Pour l’heure prépare-nous du café, ta maman va descendre, je fais griller du pain. Nous avons pris ensemble notre petit-déjeuner, ma mère était émue et heureuse de ma décision.

 

Ainsi, mon bac en poche j’intégrais la faculté de médecine de Montpellier. Mon père acheta un petit appartement près des Arceaux et le mit à ma disposition, je l’avais décoré à mon goût. J’étais proche du centre-ville, de la fac et pas loin des hôpitaux.

 

 

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Quatre romans, tout simplement, pour le plaisir.