Ecris ce que tu dois
Ecris ce que tu dois

L'épicier de Saint Julien

Nous étions quatre copains, en fait une fille et trois garçons. Chaque matin nous nous retrouvions dans le bus pour aller au lycée. Nous n’avions pas été dans les mêmes classes pour le premier cycle, ce n’est qu’en seconde que nous nous sommes rencontrés et que nous avons pu fonder notre confrérie. Nous avions le même âge. Le premier jour de la rentrée, en septembre j’étais installé seul, mes deux copains n’étaient pas encore arri-vés. Je fus abordé par une jeune fille. Séduisante, bien habillée sans recherche excessive, des yeux lumineux soulignés d’un dis-cret rimmel, elle n’était pas dans l’extravagance, cela me plut.
     - Je peux m’asseoir à côté de toi ?
     - Pas de problème, la place est libre. Je m’appelle Bruno.
     - Moi c’est Liliane. Tu es dans quelle classe ?
     - Je serai en seconde A.
     - C’est super, moi aussi. Si tu veux on pourrait se mettre à côté.
     - Cela ne me dérange pas, si les profs sont d’accord. C’est quoi ta matière la plus forte ?
     - Je me débrouille bien en sciences. D’ailleurs je veux devenir infirmière. Et toi, tu veux faire quoi, après.
     - Instituteur.
   Liliane était fille unique entourée de parents très protec-teurs, elle n’avait pas beaucoup de liberté et cela lui pesait. Son père dirigeait l’entreprise de travaux publics héritée de ses parents, et avait des responsabilités politiques bien utiles pour ses affaires. Il était Conseiller Général du département. Il nous accueillait souvent chez lui et nous offrait généreusement l’apéri-tif. Il nous a fait partager son goût pour les Whiskys. La mère de notre copine ne travaillait pas, elle avait à s’occuper de sa mère et de sa tante, toutes deux âgées et repliées sur leurs aigreurs et leurs frustrations. Ainsi Liliane grandissait dans un monde très féminin et réducteur. Pour ces femmes, les fantaisies n’avaient pas cours. Notre amie avait beaucoup de mal à s’habiller et se parer comme ses copines. Nous étions tolérés à condition de ve-nir sur leur terrasse ou même dans leur salon, mais il était im-possible qu’elle puisse venir chez l’un de nous. Organiser une simple boum fut exclu dans notre adolescence. Avec ces restric-tions, il fallut s’organiser en cachette.
     Jean Luc était l’aîné d’une famille nombreuse de six en-fants, son père travaillait dans une usine de construction de char-pentes métalliques. Sa mère faisait des ménages. Notre copain n’avait qu’un souci, celui de sortir de ce milieu et de pouvoir faire de bonnes études. Il était boursier. Cette aide lui permit de devenir ingénieur à la SNCF. Avec ce statut de fonctionnaire, il put permettre à ses frères et soeurs de faire, eux aussi, de bonnes études. De nous quatre c’était certainement le plus généreux. S’il pouvait aider quelqu’un il le faisait. C’est avec lui que nous avons participé aux campagnes des restos du coeur. Liliane avait beaucoup de mal à côtoyer ces gens dans le besoin, son éduca-tion ne l’avait pas préparée à cette confrontation, pourtant elle nous suivit, bien que cela ne plaise pas à ses parents. C’est notre amitié qui l’aida à accepter cette réalité sociale douloureuse, mais ce n’était pas facile pour elle. Je l’ai trouvée un jour en pleurs dans la réserve du local où nous entreposions les stocks fournis par la banque alimentaire.
     - C’est trop dur cette misère, je ne m’y fais pas.
     Je l’ai prise dans mes bras pour la rassurer, il lui fallut du temps pour se calmer.               Quand elle eut séché ses larmes, elle me fit furtivement une bise.
     Tu es gentil, Bruno. Merci beaucoup. Il faut que j’arrive à m’endurcir, quand je serai infirmière il me faudra accepter de soigner des gens miséreux. Je crois que dans ce métier on ne choisit pas.
Nous avons repris notre travail, il y avait du monde.
Dans le bus, elle prit l’habitude de s’asseoir à côté de moi et elle me faisait invariablement la bise en arrivant.
     Un soir, lors d’un voyage de retour, elle s’endormit en lais-sant sa tête s’appuyer sur mon épaule. Elle me prit le bras et resta ainsi pelotonnée tout le temps du voyage. Avant de descendre elle me fit la bise.
     - J’ai beaucoup aimé ce voyage contre toi, merci.
     - Moi aussi, j’ai apprécié.
    Ainsi passèrent les jours, les mois et l’année de seconde avec cette tendre connivence. Un petit flirt pudique. Le dernier jour avant les vacances d’été, en arrivant à destination elle me confia que notre relation allait lui manquer. Au moment où le bus s’arrêta pour la laisser descendre, elle s’arrangea pour que notre bise se transforme en baiser.

     - Tu ne pourras pas m’oublier et moi je vais garder un précieux souvenir.
     - Moi aussi… Je vais en Provence chez mes grands-pa-rents, tout l’été et toi, que vas-tu faire.
     - Mon père voudrait que nous allions en Espagne. Il veut y acheter une maison sur la Costa Brava.
   Lorsque nous nous retrouvâmes en septembre, elle me refit un baiser. Notre camaraderie prenait une autre dimension et cela me convenait parfaitement.

 

     Antoine était fils de médecin et se destinait à suivre la même voie. Ce qu’il fit. Il s’associa avec son père avant que celui-ci ne prenne sa retraite. De nous quatre il est le seul à être resté sur place. Il a épousé une infirmière rencontrée pendant ses études.
     Quant à moi, j’étais issu d’une famille d’enseignants et je devins instituteur. Pour des raisons personnelles et une envie de voir du pays, je pris un poste en Nouvelle-Calédonie pendant deux ans. À mon retour, comme j’avais envie d’une vie originale, je décidai d’aller dans une école de campagne, à Cocurès, du côté de Florac en Lozère, une classe avec peu d’élèves. Cela m’allait très bien et me donna l’occasion de faire des découvertes dans ce milieu rural que je connaissais peu. Ce fut hélas une erreur. J’aurais dû rester dans une école de ville, au lieu d’aller me fourvoyer dans ce qui fut finalement mon drame. Une très mauvaise campagne de dénigrements et de diffamation m’obligea à quitter l’Éducation Nationale en passant par la case prison. Un élève m’accusa de pédophilie. Ses parents et plus particulièrement son père s’acharnèrent sur moi. La presse locale s’en fit l’écho avec virulence. J’eus aussi droit à la télévision à mon ar-rivée au tribunal sous la vindicte et les menaces de mort de la foule. Un calvaire. Après de longs mois de procédures et de souffrances, je pus bénéficier d’un non-lieu. Mon avenir dans une école était bouché après dix ans de bons et loyaux services, de mon point de vue, en tout cas. Pendant mon séjour en prison, j’avais adressé ma démission à l’inspection académique.
    Il est pratiquement impossible d’éteindre une rumeur. « Il est plus difficile de désintégrer un préjugé qu’un atome » disait Albert Einstein.
      Pour ces raisons, je décidai de quitter la région et de reprendre la petite exploitation artisanale avec ma marraine, une soeur de ma mère, et de devenir épicier. Je ne le regrette pas. Ma tante Julie fut d’un soutien énorme et généreux. Elle m’aida à m’intégrer dans son village. Je n’étais pas en terre inconnue, j’y avais passé toutes mes vacances. Elle vivait seule. Jusqu’au départ de ses parents elle fit valoir les terres familiales et pour s’en sortir elle mitonnait des confitures des fruits de son jardin et s’or-ganisa pour aller sur les foires et les marchés de la région. Elle avait une bonne réputation et ses « Confitures de Julie » étaient très cotées. Pour que nous puissions vivre tous les deux et sur les conseils du maire du village, Ferdinand Couderc, un ami d’enfance, nous avons acheté un petit camion aménagé, et organisé une tournée d’épicier pour les hameaux environnants. Le boulanger était ravi de ma démarche et me fournissait le nécessaire sur commande uniquement. Chaque maison avait son petit pa-quet tous les jours, sauf le samedi jour de marché à la ville voisine. Je prenais toujours quelques pains de plus pour ceux qui avaient oublié de réserver, cela arrivait presque à chaque fois.
     Ainsi s’organisa ma vie en Provence. Dans une partie de la maison, nous avions deux gîtes pouvant chacun accueillir six personnes. Ils étaient souvent occupés de mai à octobre. Cer-taines familles étaient des habitués. Nous les avions pour plu-sieurs semaines, ils devinrent des amis. Nous disposions aussi de deux chambres d’hôtes. Pour faire connaître nos possibilités d’accueil, j’avais fait imprimer des tracts que je mettais à dispo-sition des clients qui venaient m’acheter les confitures et les pro-duits de la ferme les jours de marché. Sur mon camion il y avait une inscription peinte : « Pour vos vacances, gîtes et chambres d’hôtes, Julie et Bruno ».

* 1 *


     Nous étions, ma tante et moi, au marché de Sisteron, place de l’horloge, à servir le flot des touristes venus pour les fêtes de Pâques lorsqu’une jeune fille, qui devait avoir    une vingtaine d’années nous prit un tract vantant nos locations.
     Après avoir déambulé de stand en stand, elle revint vers nous. En s’adressant à Julie, elle demanda simplement s’il y avait encore de la place pour ces vacances.
     - Vous souhaitez rester combien de jours, s’enquit ma tante ?
    - En tout cas une semaine et si cela est possible je pourrai rester plus longtemps. En fait j’ai un travail à finir pour l’Uni-versité et j’ai besoin de calme pour mes recherches, alors j’ai décidé de me mettre au vert.
     - Vous êtes à la fin de vos études, lui demandais-je ?
     - Je prépare un mémoire d’histoire de l’art et j’ai besoin de calme. Chez moi c’est trop bruyant, mon frère fait de la mu-sique.
     C’est ainsi qu’Amélie s’installa chez nous. Nous avions de la place dans un de nos gîtes jusqu’à l’été. Pour juillet, des Belges avaient réservé pour tout le mois. Comme elle était venue en voiture cela lui permettait une totale autonomie, ce qui nous arrangeait bien car nous n’aurions pas pu nous occuper d’elle, trop de travaux dans le jardin potager et le verger. Au printemps ce sont toujours des journées très remplies.
     Nous lui avons indiqué que nous ne remontions pas chez nous avant le milieu de l’après-midi, nous fixâmes un rendez-vous pour seize heures. Elle partit faire des courses à la supérette, nous lui avions dit de ne pas acheter de fruits et de légumes, nous avions de quoi la satisfaire, chez nous.
    L’installation d’Amélie fut un événement, mais nous ignorions ce qui allait en découler.
     Nous habitions, tante Julie et moi, dans une grande bastide provençale qui avait été un domaine viticole. Pour nous, lorsque nous parlions de cette maison familiale, nous disions toujours « Le Domaine », il ne restait que trois hectares, alors que du temps de mon grand-père il y en avait une bonne centaine. Les difficultés financières de mon Papi maternel, ses problèmes de santé, l’obligèrent à vendre une bonne partie des vignobles. Il conserva uniquement les vergers, le grand jardin potager, la serre, un bois dans lequel nous faisons des coupes pour nous chauffer et les bâtiments. C’est dans le chai qu’il fit construire deux gîtes et des chambres d’hôtes. Sur la façade donnant sur la cour d’entrée, il fit faire une ouverture afin d’aménager une boutique, c’est là que nous vendions les « Confitures de Julie » et autres produits issus du verger ou du jardin potager.
     La partie habitation se composait d’un grand salon, d’une salle à manger, d’une cuisine imposante où, autre fois, oeuvrait une cohorte de cuisinières, de servantes, surtout lors des ven-danges. Il fallait bien nourrir nos saisonniers. Par un escalier assez imposant nous pouvions gagner l’étage. Ma tante avait sa chambre et sa salle de bains personnelle, son bureau et un coin boudoir où elle aimait se reposer. Je m’étais organisé un coin sensiblement identique. Dans le boudoir j’avais installé un écran de télévision de belle taille, pour mes soirées cinéma. Dans une autre partie de cet étage, mes parents avaient aussi leur espace privé. Devant cette grande demeure, deux grands platanes nous ombrageaient la cour recouverte de graviers. En face nous avions une remise dans laquelle il n’y avait plus beaucoup de matériel agricole, seulement un vieux tracteur Fergusson et nos voitures respectives. Je rangeais là, sous une bâche, une Triumph Spitfire que je sortais de temps en temps, une Jeep de la dernière guerre et sa remorque de la même époque. Je m’en servais pour aller chercher le bois de nos coupes. Je disposais aussi d’une autre Jeep plus récente pour mes déplacements. Mon fourgon d’épicier avait aussi sa place, à côté d’un grand frigo où je stockais mes produits frais et une pièce fermée pour l’épicerie. Au fond de la cour en U nous avions l’ancien chai aménagé en gîtes et chambres d’hôtes.
     Mes grands-parents n’eurent pas de fils et ce sont ma mère et ma tante qui héritèrent des lieux. Julie n’ayant pas eu d’enfant, faut dire qu’elle n’eut pas de mari, ni de compagnon, je me trouvais être le seul légataire étant, moi-même fils unique. Mes pa-rents s’étaient fait construire une belle maison pour leurs vacances et en prévision de leur retraite, au fond du potager. Avec l’avantage des congés scolaires ils étaient là souvent. C’était précieux car ils ne rechignaient pas à nous donner un coup de main lorsque nous étions un peu débordés. Mon père aimait venir au potager, nous avons partagé de bons moments, entre hommes. Il m’accompagnait souvent dans les tournées. Quant à ma mère elle préférait les confitures et les conserves. Elle était experte avec sa recette de tapenade. Elle avait d’autres secrets culinaires, pour nos conserves.
Nous avons proposé à notre visiteuse le logement dans le coin de mes parents au premier étage de la grande maison, elle disposait d’une salle d’eau et d’un W-C indépendant. La porte-fenêtre ouvrait sur une terrasse offrant une vue somptueuse sur le verger et les environs. Une pièce, donnant aussi sur la terrasse, pouvait lui servir de bureau. Nous lui avons indiqué que pour ses repas, si elle voulait, elle pourrait les prendre avec nous. Cela lui laissait ainsi un temps suffisant pour la rédaction de son mé-moire, n’ayant pas à se préoccuper de l’intendance.
     - Je suis très touchée de votre proposition, mais je ne sais pas si je dois accepter, c’est trop.
     - Écoute, Amélie, nous vivons seuls comme deux vieux croûtons, mon neveu et moi, alors ta venue est pour nous un rayon de soleil. Nous n’avons pas eu d’enfant, ni l’un ni l’autre, alors un peu de jeunesse dans notre quotidien nous serait très agréable et nous ferait du bien. Nous avons senti tout de suite que nous pouvions te faire cette proposition, nous en avons parlé dans le camion au retour du marché. Mais tu peux refuser, tu es libre. Cette installation te permet de rester le temps qu’il faudra pour ton travail. Tu sais, cela nous conviendrait d’avoir un peu de fantaisie. Nous en avons besoin. Tu as certainement des idées modernes à nous partager, que nous ignorons. Tu vois la vie autrement que nous, certainement.
     - Oui, c’est très gentil, mais j’ai un copain qui travaille de son côté et il est possible qu’il vienne me rendre visite, de temps en temps, surtout s’il passe dans la région. Il se déplace beaucoup.
     - Il n’y a pas de problème. Nous te proposons de faire un échange. Nous t’offrons le gîte et le couvert, à toi de nous proposer la contrepartie qui te semblera possible. Mais, tes études avant tout. Nous pratiquons beaucoup les échanges de services avec nos amis et certains de nos voisins. Il n’y a jamais de problèmes. Quand nous avons décidé de construire une piscine pour nos visiteurs, derrière l’ancien chai, nous avons eu de l’aide par un agriculteur de mes amis qui dispose d’un engin de terrassement. En compensation je lui ai donné un coup de main pour aménager sa salle de restaurant. Il fait table d’hôtes pour ses clients et pour ceux des autres lieux de vacances comme le nôtre. Sa femme est une excellente cuisinière. Tu pourras t’en apercevoir par toi-même avec ton ami.
     - Je peux vous aider à l’atelier si c’est possible ou à la boutique, je peux aussi vous accompagner pour les tournées et aider au service.
     - Alors nous sommes d’accord. Ta venue nous fait très plaisir, ajouta ma tante.
     Nous l’avons laissé s’installer et nous nous retrouvâmes pour le repas du soir. J’avais préparé un apéritif. Nous trinquâmes à son arrivée et à la réussite de la fin de ses études. Pendant le repas elle nous parla de Grégoire, son compagnon, un journaliste passionné de voitures et qui collaborait à des revues spécialisées, il était souvent en déplacement pour des essais de voitures originales ou de nouveaux modèles.
     - Alors il risque d’aimer la mienne, dis-je en souriant.
     - Vous avez une voiture de sport ?
    - Non, mon garage abrite une Triumph Spitfire assez ancienne, mais elle ne m’a jamais servi à faire de la compétition, je ne suis pas doué pour ce genre de sport. Je l’ai achetée il y a trente ans, elle avait peu roulé. Je ne m’en suis jamais séparé. De temps en temps je la dépoussière et lui fais faire un petit tour.
     Nous l’avons questionné sur sa famille, elle nous parla longuement de son père un médecin qui avait participé à de nombreuses missions humanitaires. Il est décédé dans un accident d’avion en Afrique, il y a cinq ans. Depuis, sa mère dut reprendre son ancien métier d’infirmière et s’occuper seule de ses enfants, elle-même et son frère plus jeune, encore lycéen, au moment de la mort de leur père. Amélie nous précisa l’importance pour elle de pouvoir finir son diplôme et ainsi de ne plus dépendre de sa mère pour ses études. Pour alléger les charges familiales elle travaillait le soir et en fin de semaine dans un restaurant. Le contact avec la clientèle n’était pas un problème pour elle.
     - Tu fais la cuisine ? demanda ma tante.
     Notre jeune hôte éclata de rire.
    - Non, j’en suis incapable à ce niveau, je m’occupe du service, c’est amusant, j’ai vraiment l’impression, à certains moments, d’être sur la scène d’un théâtre. C’est un spectacle de tous les instants. Certains convives sont agréables et participent, sans le savoir, à la comédie qui se joue chaque soir, mais d’autres sont plus casse-pieds. Pour ne pas dire autre chose de plus grossier.
    - Tu verras, à la boutique c’est du même ordre. Mais c’est vrai que nous nous amusons beaucoup. Dans le camion c’est la même chose, il faut être attentif.
Nous avons bavardé longuement sans voir passer les heures. Nous lui avons proposé de venir prendre le petit-déjeuner quand elle voudrait. Moi je devais partir faire ma tournée mais Julie restait à la maison, elle avait des papiers administra-tifs à classer.

* 2 *

 

La vie s’organisa ainsi pendant quelques semaines. Chacun avait trouvé sa place, nous, avec la venue de cette étudiante très agréable par sa discrétion et par l’aide qu’elle nous apportait à la boutique, elle, dans la disponibilité que nous lui laissions pour son travail. Julie était ravie de pouvoir se décharger de temps en temps. Elle faisait entièrement confiance à Amélie. Moi j’étais rassuré de voir ma tante prendre du repos. Elle en avait besoin. L’hiver précédent fut périlleux, une très mauvaise grippe l’avait clouée au lit pendant plusieurs semaines.
     Nous eûmes la visite de Grégoire qui fut tout heureux de pouvoir faire un tour avec ma voiture ancienne. Il emmena sa compagne au restaurant. Je lui avais confié les clés sans hésiter, pensant qu’en bon essayeur professionnel il saurait prendre soin de ma chère Triumph. À la veillée en homme nous parlâmes voitures anciennes et plus modernes, il avait de formidables con-naissances dans son domaine, une vraie encyclopédie.
    Un soir, pendant le repas, je proposai à Amélie de venir avec moi le lendemain pour ma tournée dans les hameaux et fermes des environs.
    - Il commence à y avoir du monde avec tous ces ponts du mois de mai et si nous sommes deux pour servir cela ira plus vite.
    Elle accepta avec plaisir. Cela l’amusait de faire avec moi ce petit tour en campagne.     Comme je lui avais demandé si elle avançait bien dans son travail, elle me précisa qu’elle était satisfaite de l’évolution rapide, favorisée par le contexte confortable et chaleureux que nous lui offrions.
     - Je verrai un peu plus la région. Je ne suis pas sortie beaucoup. Cela va m’aérer et me fera du bien. J’ai presque ter-miné mon mémoire. Je suis très contente de pouvoir faire la tour-née avec toi.
     Le lendemain à sept heures nous avons pris la route. Je devais passer par le domaine de Ragagnole pour livrer un carton de confitures. Le propriétaire, un ami de longue date, avait aussi des gîtes et des chambres d’hôtes et nous avait passé commande. Il nous faisait de la publicité et souvent nous envoyait du monde à la boutique.
     - Je peux te poser une question personnelle ? demandais-je après une hésitation, alors que nous roulions.
     - Oui, si je peux te répondre.
     - Le prénom de ta maman ce ne serait pas Liliane, par hasard ?
     Ella éclata de rire.
    - Je savais que tu allais me le demander, je sentais que tu hésitais lorsque tu m’as proposé de m’installer chez vous.
     - Tu lui ressembles beaucoup, c’est frappant. Elle sait que tu es chez moi ?
     - Oui, dès mon arrivée je l’ai informée où je me trouvais mais je n’ai pas dit chez qui, je voulais laisser passer un peu de temps. Elle nous a souvent parlé de toi, de vos copains. Je lui ai dit hier au téléphone que j’étais chez toi. Elle m’a chargé de te saluer.
     - En nous demandant si nous disposions d’une chambre pour toi tu savais qui j’étais.
     - Non, c’est le hasard. J’ai deviné par ton prénom. Maman nous a raconté beaucoup de choses.
     - C’est étonnant, il y a quelques années, après mon départ de l’Éducation Nationale je suis passé chez vous, sans prévenir, c’est ton frère qui m’a ouvert la porte et quand je lui ai donné mon nom il a eu un large sourire et m’a dit la même chose que toi : « Je sais qui vous êtes, notre mère nous a souvent parlé de vous ». Mais votre maman n’était pas là. En tout cas, je sais qu’elle ne m’a pas oublié, j’ai eu l’occasion de m’en rendre compte il y a dix ans, mais c’est une autre histoire.
     Arrivé dans la cour, chez mon voisin, en remontant l’auvent de la camionnette je me suis trouvé nez à nez avec un couple qui souhaitait faire des emplettes pour leur gîte.
    Lui, malgré ses cheveux gris, me fit réagir tout de suite. Son visage ne m’était pas inconnu. Impossible d’oublier cet homme qui s’était acharné sur moi, il y a une décennie, m’obligeant à quitter mon poste d’enseignant. Il était le père de cet enfant accusateur de gestes déplacés. Heureusement, ayant laissé pousser ma moustache et portant des lunettes, il ne fit pas le lien. Il était trop occupé avec la jeune personne qui l’accompagnait et qu’il gratifiait tous les trois mots de « ma chérie ». Je fis ce qui m’était demandé, c’est-à-dire mon travail, tout en cherchant à ne pas trop m’attarder. Je ne vis pas qu’Adeline et la jeune femme se faisaient des gestes discrets.
     Après avoir livré la commande à mon ami et voisin, je m’empressais de repartir. Ma vendeuse du jour s’était chargée de remettre au couple leurs achats, elle les donna à la jeune femme.
     Lorsque nous roulions vers notre prochaine destination et après un silence, Amélie me donna une explication.
     - Je connais cette femme. Lui, je ne l’avais jamais vu. Je crois qu’il est député ou sénateur. Je ne sais pas bien. J’ai com-pris qu’elle ne voulait pas que je me manifeste. J’ignore pour quelle raison. Florence et moi étions ensemble en classe de philo au lycée, à Lyon. Elle a poursuivi ses études en Science Po et moi en Histoire de l’Art. Nous nous sommes revues de temps en temps. Je crois qu’elle est l’Attachée Parlementaire de cet homme que tu sembles connaître. Elle est peut-être même un peu plus qu’une simple employée. J’ai un pressentiment. Elle ne semble pas très heureuse, elle a peur de quelque chose ou peut-être tout simplement peur de lui.
      - Qu’est-ce qui te fait supposer que je le connais ?
      - J’ai vu ta tête. Tu as été choqué.
    - Oui, c’est vrai je sais qui il est. Eh bien, j’espère que nous n’aurons pas à les fréquenter, je te raconterai pourquoi. C’est une pourriture, une ordure. Je lui dois beaucoup de souffrances. À cause de lui je suis passé par la case prison, pendant un an, une éternité.
     -Je suis ennuyée, je crois avoir deviné que sa compagne avait besoin de me voir. Elle m’a fait signe qu’elle m’appellerait. En lui donnant son paquet j’ai glissé un bout de papier avec mon numéro de téléphone, j’espère qu’elle va s’en servir.
     - Si cela ne te dérange pas je préférerais que tu la rencontres en dehors de chez moi. Je n’ai pas envie de revoir ce bonhomme.
     - Pas de problèmes, je lui donnerai rendez-vous dans un café à Gréoux-les-Bains.
     Le soir je lui ai raconté mes démêlés avec Georges Dufour, député de la Lozère. Sur internet, j’avais regardé le parcours de cet homme, je l’avais connu Conseiller Général.
Après notre tournée, une bonne douche et un repas préparé par ma tante, j’entrepris de raconter à Amélie mes démêlés avec le député.

 

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